VOYAGE A VÉLO EN 1995

8300 km jusqu’en Norvège

 

 

 

En 1995, je fais 9360 km à vélo, dont un voyage de 8300 km en juin et juillet.

Les voyages forment la jeunesse, dit-on. C’est sans doute en vertu de cet adage qu’en 1989, âgé d’à peine 19 ans, je me suis mis en tête de par­courir l’Europe à vélo. Mes études universitaires ne me laissant à cette époque que deux mois de libres chaque année, je me suis contenté des vacances d’été pour découvrir de nombreux pays.

Après l’Europe centrale, les pays de l’Est et le nord des pays méditer­ranéens, j’ai voulu goûter à un soupçon de "Grand Nord". J’avais déjà vaguement entendu parler du Cap Nord, le point le plus septentrional de l’Europe occiden­tale, un endroit unique au monde. Là où l’on ne devrait trouver que quelques Inuits et ours polaires, on découvre en fait un tissu humain très dense.

Le Cap Nord est pourtant situé à 71°10’21’’ de latitude nord, c’est-à­-dire que cet endroit est aussi près du Pôle Nord que la Sibérie, le Groenland ou l’Alaska. En hiver, les températures devraient donc normalement descendre sous la barre des -30°C, et parfois même atteindre les -50°C...

Le Gulf Stream, ce courant marin venu des Tropiques, auquel nous de­vons notre climat tempéré, réussit cependant à réchauffer les côtes de Scandina­vie jusqu’aux lointaines îles du Spitzberg.

En effet, si à l’intérieur des terres la Laponie connaît des hivers très rigoureux (il peut faire -40°C!), en revanche, les eaux du littoral ne sont quasiment jamais gelées, les températures moyennes variant de -40°C en janvier à +10°C en juillet.

En aucun autre endroit de la Terre, il ne m’aurait donc été possible de m’approcher si près du Pôle Nord (seulement 2000 km). Bien des cyclistes s’y sont rendus, et bien d’autres s’y rendront encore.

Dès 1977, mon cousin Fabrice Champion, alors âgé de 25 ans, y était allé à vélo. II était revenu par la Finlande et la Suède, après avoir vainement tenté d’entrer en Union Soviétique.

C’est lui qui m’a donné l’idée de ce voyage.

* * *

Au début de ce joli mois de mai 1995, je suis, comme le dit si bien la formule, "libéré des obligations militaires". J’ai donc à ma disposition suffisamment de temps pour accomplir le long voyage auquel je pense depuis plus d’un an, avant de reprendre mes études à Caen. En deux mois, je vais ainsi par­courir 8300 kilomètres à vélo, découvrant la Scandinavie et les pays de l’Est récemment libérés du joug soviétique.


La veille du départ. Tout est prêt, il n’y a plus qu’à pédaler.

Je me lève très tôt en ce matin du 1er juin. Il n’est que 5h45 à mon réveil et le jour commence à poindre. J’ai très peu et très mal dormi, et je me demande si au fond je ne ferais pas mieux de me rendormir. Bon! Il faut quand même y aller. Je me lève donc péniblement et déjeune normalement, en compagnie de mes parents et de mon frère François. Je rassemble ensuite mes affaires au­-dehors, puis quitte ma famille alors qu’il est à peine 7h.

Mes pensées sont aussi grises que le ciel nuageux, car je sais que je ne reviendrai que dans deux longs mois, si je reviens. En trois jours, je dépasse Bernières-le-Patry, ma commune bien-aimée, Condé-sur-Noireau, Falaise (Calvados), Bernay, Louviers, Les Andelys, Gisors (Eure), Beauvais (Oise), Saint-Quentin, Guise et La Capelle (Aisne).

J’ai pourtant la pénible impression de faire du "sur place", de ne pas avancer, tant le Cap Nord ne semble loin! L’immensité de ma tâche m’écrase et ce n’est qu’en entrant en Belgique que je réalise que j’ai en fait déjà bien roulé.


LA BELGIQUE

Contrairement à ce que l’on pense souvent, l’Union Européenne peut avoir des conséquences positives et visibles pour le quidam moyen. Je m’en a­perçois en franchissant la frontière, seulement indiquée par une modeste pan­carte. Je n’emprunte alors que des petites routes, afin d’éviter les grandes villes, et me retrouve très vite aux Pays-Bas.


LES PAYS-BAS

Par un temps splendide, je longe le canal Zuid-Willemsvaart sur une piste cyclable de rêve. Celles-ci sont très nombreuses et on est toujours sûr d’en trouver le long des grands axes. Les cyclistes pullulent donc. De Weert à Venlo (55 kilomètres), j’en dénombre plus de 130!


L’ALLEMAGNE

La traversée de la Basse-Saxe, morne plaine, est d’une franche monoto­nie. Cependant, c’est aux environs de Rheine que je fais l’une des rencontres les plus marquantes de mon voyage.


Quelque part dans le nord-ouest de l’Allemagne

Alors que la pluie menace, que mon genou droit fatigue et que mon der­rière souffre sur la selle de mon vélo, je vois un champ. On dirait un simple champ a priori, mais ce n’est pas n’importe quel champ, non, car ce champ est en effet rempli de cochons.

Et parmi cette foule de cochons, il s’en trouve un qui se démarque tangiblement des autres, occupés à diverses activités. Mon cochon n’est pas un cochon comme les autres, non, ce cochon est remarquable en ce sens qu’il appli­que à la lettre les préceptes les plus rigoureux de cette discipline plurisécu­laire de maîtrise du corps et de l’esprit qu’est le yoga.

Un insecte s’étant posé sur son auguste groin, ce cochon l’a chassé, non pas de manière brutale et sanguinaire, mais d’un ample mouvement d’oreille (essayez un peu d’en faire autant!). Cette sérénité, cette tranquillité me font envie. A ce moment précis, je me demande lequel de nous deux est au fond le plus heureux...

A part une nuit confortablement passée dans un hôtel désert et aban­donné, qui me change de mes nuits à la belle étoile, je ne retiens rien d’autre de ma monotone traversée de la Basse-Saxe.


Cette piste cyclable franchit l’Elbe au cœur de Hamburg

Mon passage à Hamburg me laissera le souvenir d’une ville tentaculaire, immense, et pourtant humaine. Beaucoup d’Allemands m’encouragent et me saluent en souriant. A la sortie de cette ville, alors que je me trouve face à un feu rouge, j’observe du coin de l’oeil une pauvre mémé qui attend de pouvoir passer. Elle est misérablement vêtue, et sa maigreur fait peine à voir. En y regardant de plus près, je me rends compte que c’est... un homme! Et qui me regarde! Et en souriant!! Et d’un air sensuel!!! Le feu passe au vert, je prends lâchement la fuite...

Je traverse ensuite Neumünster, Rendsburg, Schleswig, une ville somp­tueuse dominant une baie d’une beauté à couper le souffle, Flensburg, et quitte l’Allemagne.


En compagnie d’un ami d’un jour, Kurt von Borziskowski, à Busdorf, dans la banlieue de Schleswig.


LE DANEMARK

Pour la première fois de mon voyage, je me fais contrôler à la fron­tière. Il faut dire que le Danemark n’a adhéré à l’Union Européenne et au fa­meux Traité de Maastricht qu’à une très faible majorité, et ce pays ne tient guère à devenir une résidence secondaire pour Allemands fortunés. La ville-­frontière de Kruså attire quant à elle les touristes. Ses nombreux sex-shops en témoignent...

Je m’empresse alors de fuir cette atmosphère sordide et gagne la cam­pagne danoise. En soirée, par un ciel d’orage, celle-ci prend un aspect des plus sinistres. Les couleurs et les paysages me semblent étranges, et l’humidité qui règne en ces lieux depuis les récentes pluies ne fait que renforcer ce sen­timent d’intense et magnifique désolation.

Peu avant la nuit, qui devient de plus en plus courte et tardive au fur et à mesure que je me dirige vers le nord, je découvre le splendide fjord d’Åbenrå et reste un long moment à le contempler. Les jours suivants, je croise des touristes en tous genres, dont des cyclistes lourdement chargés que je pourrais qualifier de "collègues"! La seule différence, c’est qu’eux se dirigent vers le sud, et moi vers le nord, le froid et la désolation...

En tout cas, celui qui m’étonne le plus, c’est bien ce jeune homme à bicyclette traînant derrière lui une volumineuse remorque. Celle-ci contient ses nombreux bagages, dont... un chien!

Le Danemark est un pays respectueux de l’environnement. De nombreuses éoliennes géantes fournissent une électricité non polluante (2% du pays), les centres-villes ne sont pas embouteillés et les pistes cyclables font de ce petit pays un véritable paradis.

Je traverse le Danemark dans le sens de la longueur: Haderslev, Kolding, Vejle, Horsens et Skanderborg. Un samedi soir, je m’aperçois avec stupeur et cons­ternation que ma roue arrière part en morceaux, les rayons cédant sous le lourd poids que je traîne. Il me faut par conséquent attendre le lundi matin pour en faire effectuer la réparation chez un marchand de cycles, et je profite alors de ce repos forcé pour me reposer et écrire mon journal de bord.


La côte danoise aux abords de Frederikshavn

C’est donc dans la ville de Hammel (ça ne s’invente pas!) que je fais changer tous les rayons de ma roue arrière, pour plus de sûreté. Je repars alors en direction d’Hobro et d’Ålborg, et arrive au port de Frederikshavn, d’où je quitte le Danemark pour la Suède. 

En achetant mon billet, le guichetier me demande en anglais si je souhaite me rendre à "IEU-TE-BORI". Eberlué, je reste sans voix, comptant seulement embarquer pour Göteborg. S'avisant qu'il a affaire à un non-Scandinave, et donc à un non-initié de la langue locale où le "GUEU" se prononce "IEU", et par conséquent le "BORG" se prononce "BORI", le guichetier reprend avec un large sourire: "Voulez-vous aller à GÖ-TE-BORG?". Ayant soudainement compris cette prononciation-ci, je peux donc m'exprimer avec assurance: "Oui oui, je veux aller à GÖ-TE-BORG!".


L’adieu au Danemark

Le ferry est ici un moyen de locomotion des plus naturels, un peu comme le bus en France. La traversée du Kattegat entre le Danemark et la Suède ne dure que trois heures, et le prix (80 francs) ne représente que le tiers de ce que j’ai dépensé la veille pour réparer mon vélo.


LA SUÈDE

Je débarque donc à Göteborg le mardi 13 juin à 16h. Je m’aperçois rapidement que la plupart des Scandinaves parlent l’anglais, il m’est donc facile de communiquer avec eux.


Göteborg et la route du nord

De Vänersborg à Säffle, je longe le lac de Vänern, une immense étendue d’eau (5546 km²) grande comme dix fois le lac Léman. Si l’on ne tient pas compte de la Russie, ce lac est le plus grand d’Europe et en constitue l’une des plus importantes réserves ornithologiques.


Le petit port de Slottsbron, au nord du lac de Vänern.

J’entre alors en pleine taïga, une immense forêt de conifères recou­vrant la quasi-totalité de la Scandinavie. L’industrie du bois y est prospère, et les rares véhicules que l’on rencontre par ici sont souvent de gigantesques poids lourds transportant des troncs d’arbres. Et pourtant, c’est en cet endroit perdu au milieu de nulle part que je rencontre un cycliste lourdement chargé, un "collègue" en somme!

Erik, 31 ans, est néerlandais. Il se rend lui aussi à vélo au Cap Nord et nous décidons alors de faire route commune. Il pense ensuite se diriger vers la Russie, d’où il prendra le bateau pour l’Arabie Saoudite! Erik m’étonne beau­coup: il a pas mal voyagé, parle trois langues couramment, mais ne sait quasiment ni lire ni écrire! Sans qualification, il aurait pu reprendre la boutique de ses parents, marchands de vélos. Mais non, il préfère sillonner le monde à bicyclette! Il vit de petits boulots, met un peu d’argent de côté puis reprend la route. Il vit ainsi en moyenne neuf mois sur douze hors de son pays. Quand il me raconte ses aventures, je l’écoute comme un gosse, émerveillé.


Erik au moment de notre rencontre, dans le sud de la Suède.

Erik est ainsi allé au Maroc, le pays le plus hospitalier qu’il con­naisse. De là, il a traversé le Sahara avec l’aide d’un routier qui a accepté de le transporter pendant plusieurs jours. Au Niger, en plein continent africain, il a vu dans un commissariat de police un homme gisant à terre, le crâne fracassé par une balle.

Mais ce n’est pas son seul souvenir marquant de ce pays: il a en effet vu un jour un homme accroupi sur le bord de la piste, faisant tranquillement ses besoins tout en souriant et en saluant les passants...

Pour pouvoir entrer en Israël, son vélo a du subir le test des rayons X, histoire de vérifier qu’aucune arme n’était dissimulée à l’intérieur du cadre! Erik est resté six mois dans ce pays, pendant lesquels il a travaillé dans un kibboutz. Un jour, alors qu’il se promenait tranquillement dans le nord du pays, des militaires israéliens lui sont tombés dessus. Il venait en effet de pénétrer dans le Golan, une zone interdite revendiquée par la Syrie!

Son meilleur souvenir? Les îles Andaman, près de la Thaïlande. Les grandes villes des Etats-Unis lui ont par contre laissé une mauvaise impression, car l’insécurité y règne. Une coïncidence amusante: en 1993, nous étions tous les deux dans la ville roumaine de Cluj-Napoca, à quelques jours d’intervalle!

A côté de tout cela, mon propre périple n’est plus qu’une simple promenade et semble un peu ridicule. Tout est relatif...


Dans une ferme suédoise

Le soir du 16 juin, nous arrivons à Mora, une ville perdue en pleine forêt, située à 61° de latitude nord. Une Danoise me l’avait décrite comme é­tant très jolie. C’est exact, mais malheureusement un facteur la rend extrême­ment désagréable: les moustiques!

Ceux-ci pullulent en raison des pluies de printemps et de la douceur estivale qui règne au milieu de ces bois et de ces lacs. Ils représentent un réel problème. Dès que l’on s’arrête de rouler, il en vient un, puis cinq, puis dix, puis cinquante, et l’on se retrouve très vite entouré d’une nuée de ces insectes de malheur qui tour à tour viennent tenter leur chance sur notre peau.

Il y a vraiment de quoi devenir fou avec ces affreux petits vampires! Essayez de vous représenter un peu à quel point peuvent être difficiles des choses aussi simples que manger, se reposer ou soulager sa vessie dans ces con­ditions. Vous souriez? Vous ne devriez peut-être pas... Imaginez en effet vos parties intimes recouvertes de boutons...

Le seul remède: s’enduire de "repellent", c’est-à-dire d’un produit qui les repousse. Cela ne les empêche pas de rester à proximité ou de tournoyer autour de nos têtes, mais au moins ils ne viennent plus nous sucer le sang. Il vaut donc mieux rester stoïque et ne pas perdre son sang-froid, sinon c’est l’hystérie as­surée...

Erik et moi plantons donc nos tentes dans Mora à 22h, près de l’église. En­suite, nous mangeons du riz et de la soupe tout en livrant une guerre acharnée aux moustiques. Nous sommes dans un petit parc pour enfants, au milieu de manèges et de balançoires. Pour manger à notre aise, c’est sur celles-ci que nous nous installons, car le mouvement nous protège efficacement des moustiques!

Heureusement que personne ne nous voit, car on nous prendrait vite pour des demeurés! Mis à part un poivrot prénommé Donald qui nous demande si nous avons de la bière, personne ne nous dérange ce soir-là. Nous visitons le cimetière puis nous couchons à 1h du matin, alors qu’il fait encore jour...

Le lendemain, nous continuons notre route au milieu de 1a forêt. De temps en temps, nous traversons quelques villes, comme Orsa, Edsbyn ou Alfta. Nous sa­vons, grâce à un couple de cyclistes néerlandais, que le camping d’Alfta est gratuit pour nous. Nous y passons donc la nuit sans débourser un centime, notre avarice est enfin récompensée...

La journée du 18 juin est une nouvelle fois gâchée par la pluie. Nous res­tons des heures à l’abri, avant qu’un jeune homme ne nous offre l’hospitalité pour la nuit.

La côte du Golfe de Botnie est beaucoup plus peuplée que l’intérieur des terres. Une route très fréquentée, la E4, la longe sur des centaines de kilomè­tres. Nous traversons alors Bollnäs, Hudiksvall, Sundsvall, Härnösand, Örnsköldsvik et Umeå par un temps caniculaire. Même à ces latitudes élevées, on peut en­core souffrir de la chaleur! Seulement, dès que le soleil se couche, 1e froid se fait cruellement ressentir.

II faut alors s’arrêter pour passer la nuit au chaud, dans des petites vil­les de préférence, car les moustiques y sont moins nombreux qu’en forêt. En plei­ne "nuit", celles-ci présentent un aspect plutôt impressionnant de ville fantôme, car il fait jour et l’on ne voit pas âme qui vive!

La route est bordée par la forêt. De nombreux panneaux préviennent les auto­mobilistes du danger représenté par les élans. Ceux-ci traversent cependant rare­ment la route, car ils sont très sauvages. Nous n’en verrons d’ailleurs que deux à travers toute la Suède.

Un matin, la pluie nous oblige à nous abriter quelques heures chez un fermier. Agé de 36 ans, celui-ci parle très bien anglais, et nous pouvons converser sans problème. Il exploite sa ferme avec son père et son frère, et nous fait visiter les lieux. En fait, tout cela ressemble fort à ce que l’on peut voir dans une ferme normande, chez mes parents par exemple. Je suis tout de même étonné de découvrir des ordinateurs ici.


Un fermier suédois très accueillant

L’hiver étant très rigoureux, le bois de chauffage est emmagasiné dès l’été. La température peut en effet descendre jusqu’à -30°C! Les arbres ont é­galement d’autres applications: on peut en faire des planches ou encore utiliser la sciure pour la litière des vaches.

Le 23 juin, après avoir quitté Skellefteå, nous croisons des voitures sur lesquelles ont été accrochées des branches d’arbres: aujourd’hui, les Suédois célèbrent Midsommar, la grande fête de l’été. Au fur et à mesure que nous nous rapprochons du Cap Nord, de plus en plus d’automobilistes nous saluent, et bien sûr nous leur répondons cordialement.


Överkalix, au nord du Golfe de Botnie

Le lendemain, à 17h15, nous franchissons dans l’allégresse le Cercle Polaire Arctique. En cet endroit symbolique, situé à 66°33’ de latitude nord, on peut voir le soleil de minuit une fois dans l’année, et une fois seulement, le 21 juin.


Une pancarte symbolisant le fameux Cercle Polaire Arctique, dans le nord de la Suède

A partir de maintenant, nous allons voir de nombreux rennes errant sur la route. Les voitures ne les effraient même plus, alors que les cyclistes (une espèce rare par ici!) les font fuir! Le triste résultat de tout cela, c’est la mort de milliers d’entre eux chaque année sur la route.

L’entrée en Finlande, dans la province de Laponie, le 25 juin à 13h15 heure française (il existe en effet un décalage horaire d’une heure entre la France et la Finlande).


LA FINLANDE

Les moustiques sont toujours aussi nombreux et virulents. Même dans le nord de la Finlande, nous voyons beaucoup de personnes entièrement couvertes a­lors qu’il fait pourtant une chaleur presque insupportable. Ces gens n’ont en fait guère le choix: ils doivent s’habiller comme des cosmonautes ou s’enduire copieusement de produit anti-moustiques.

Dans Muonio, nous nous arrêtons pour manger et nous revoilà aussitôt entouré d’une nuée de moustiques! Depuis que nous avons quitté le Golfe de Botnie, ceux-ci ont fait leur réapparition. En effet, on n’en trouve guère à proximité de la mer, car ils ne se développent qu’en eau douce. Nous conversons en anglais avec un jeune Finlandais:

" Les gens d’ici sont-ils maussades lors des longues nuits polaires en hiver?
- Non, au contraire, tout le monde aime ça ici!
- Que faîtes-vous contre les moustiques?
- Il n’y a rien à faire, sinon s’enduire de OFF, seul produit réellement capable de les repousser".

Ce n’est qu’aux environs des 69° de latitude nord, à notre entrée en Norvège, que ceux-ci vont disparaître, à cause du froid.


Erik et notre campement sur le terrain de football de Kätkäsuvanto, dans le nord-ouest de la Finlande.


LA NORVÈGE

Aucun panneau de bienvenue, seule une piste exécrable nous accueille sur douze kilomètres! Parfois, ce n’est même plus une piste, mais un tas de galets! Pour les parcourir, ces douze kilomètres, une heure nous est nécessaire. Nous bénéficions cependant d’une vue inégalable.


Mon entrée en Norvège

Du haut d’une colline, nous apercevons d’imposantes montagnes distantes de quarante kilomètres. D’ici là s’étend une immense plaine quasi-désertique que nous devons traverser. Sur ces quarante kilomètres, nous ne rencontrons que deux villages: Aiddejavrre et Siebe. Nous ressentons l’incompréhension la plus totale: comment peut-on en effet vivre ici, au milieu de nulle part?

La taïga a maintenant fait place à la toundra. La forêt de conifères a disparu progressivement au profit d’une végétation pauvre et discontinue, composée essentiellement de mousses et de lichens, de petits buissons et d’arbres nains, des bouleaux principalement, et le sous-sol est à présent gelé en profondeur en permanence.


Erik contemplant le Finnmark


La petite ville dispersée de Kautokeino, capitale des Lapons

Kautokeino fait figure de grande ville dans le Finnmark, et pourtant elle ne doit guère compter plus de 2000 habitants. Nous profitons de notre passage dans cette ville pour nous réapprovisionner et changer de l’argent à la poste, car d’ici la côte nos cartes routières ne mentionnent pas même un village.

Sur 130 kilomètres, nous allons quand même rencontrer des traces de vie humaine, mais très superficielles. Par exemple, à Gievdnjeguoikka, mis à part la pancarte indiquant ce lieu, nous ne voyons rien, rien, rien, pas même une maison! Les rivières sont nombreuses et leur eau fraîche et pure nous rend service bien des fois. Quant au paysage, c’est toujours le même: des petits bouleaux à perte de vue. Nous commençons à avoir un peu froid: en plein jour, la température n’excède guère les 10°C, même par beau temps!

En soirée, le décor change du tout au tout. La transition est brutale. Nous descendons à toute allure un long défilé empli par le grondement d’un tor­rent, où le vent que nous venions de subir des heures durant a disparu, et où règne un microclimat permettant aux arbres de pousser. Nous y voyons même des pins! Au fur et à mesure que nous nous rapprochons de la côte, 1a végétation devient de plus en plus riche. On retrouve même du pissenlit et de nombreuses petites fleurs!

Et enfin nous arrivons devant l’Océan Glacial Arctique, ou plus exactement la Mer de Barents.


Le fjord d’Alta.

Erik et moi plantons nos tentes dans Alta, avec vue sur le fabuleux fjord quasiment encerclé par de hautes montagnes recouvertes de neige, culminant à plus de mille mètres. Alta est un grand port, et l’on entend les cris assour­dissants des mouettes. Sans le courant chaud du Gulf Stream, toute cette vie n’existerait pas. Seuls quelques Lapons pourraient survivre avec leurs rennes, et 1a pêche serait pratiquement réduite à néant.

Après le pantagruélique repas du soir (de la purée au pissenlit), nous nous promenons le long de la côte et admirons le fjord illuminé par un éblouis­sant soleil de minuit. Jamais au cours de mes précédents voyages, je n’avais ressenti une telle émotion. L’instant est magique.

Il ne nous reste plus que 200 kilomètres pour arriver au Cap Nord. La route devient à présent plus fréquentée et les touristes sont nombreux. Sur le bord de la route, nous voyons souvent des boutiques de souvenirs en tout genre: peaux et bois de rennes, artisanat lapon, etc....


Paysage de toundra.

Au bord de la mer, des milliers de poissons sont en train de sécher sur des supports en bois, ce qui répand inévitablement une odeur abominable...

Il fait de plus en plus froid. A Kåfjord, nous prenons le ferry qui nous débarque une heure plus tard sur l’île de Magerøya, en compagnie d’une multi­tude de touristes, dont un cycliste néerlandais (encore un!) de 32 ans que nous venons de rencontrer. Il ne fait pas chaud dans le port d’Honningsvåg en ce 29 juin: entre 2 et 3°C! Bien qu’étant chaudement habillé, je suis transi de froid et ne cesse de grelotter. Erik quant à lui jure qu’il ne remettra jamais les pieds par ici! Il ne pense plus qu’à une chose: retourner en Israël...


Poissons séchant au soleil.

Le Cap Nord. Ce point symbolique est inhabité. Il est situé à 71°10’21’’ de latitude nord, à l’extrémité de Magerøya, une île de 436 km² sur laquelle vivent plus de 4000 personnes. Les principales industries locales sont basées sur la pê­che et... le tourisme! En effet, ce lieu attire chaque année des milliers de tou­ristes, désireux de découvrir le point le plus septentrional d’Europe.

Une comparaison: à vol d’oiseau, le Pôle Nord se trouve à 2100 kilomètres et Paris à 2800! L’effet polaire est donc ressenti ici, mais sans le Gulf Stream, les températures seraient en moyenne inférieures de trente à quarante degrés l’hi­ver!

Le soleil de minuit est visible au Cap Nord du 14 mai au 30 juillet, soit 77 nuits consécutives pendant lesquelles le soleil ne se couche pas. En contrepar­tie, la saison sombre dure deux mois.

Le promontoire rocheux du Cap Nord est à 307 mètres au-dessus du niveau de la mer. La route monte donc, et nous nous épuisons à franchir les cols de l’île. Le paysage offert par Magerøya est lunaire, dantesque, désolé, complètement nu. Tout n’est que rocaille, seules quelques timides fleurs, mousses et lichens émer­gent parfois entre les rochers.


Sur l’île de Magerøya

De fréquentes plaques de neige compacte apparaissent ici et là. Le cœur de l’île n’est habité que par quelques Lapons plus ou moins nomades, vivant de l’é­levage du renne et du tourisme.

Nous ne sommes plus qu’à un kilomètre du Cap Nord. C’est alors qu’une voi­ture nous double au sommet d’une côte. J’ai un peu d’avance sur Erik qui peine dans la montée et vois surgir un couple de cette voiture qui vient de s’arrêter. La femme porte un micro et l’homme une caméra sur l’épaule. Ils me saluent au passage et courent vers Erik.

Je n’en crois pas mes yeux. J’attends quelques instants puis rebrousse che­min. Effectivement, ils sont bien en train de l’interviewer! En un éclair, je saisis mon appareil photo afin d’immortaliser la scène. La jeune femme est en train de dire à Erik, en anglais:

"Vous regardez la caméra et vous dîtes:
- Pour moi, le Cap Nord est le bout du monde".

Erik s’exécute avec difficulté pendant que j’observe tout ce petit monde, incrédule. Les deux reporters se tournent alors vers moi, et la jeune femme me demande:

"Voulez-vous être interviewé?
- Non non!
- Si si!

Et me voilà à mon tour interviewé!


Erik interviewé par des reporters suédois.

Elle me demande d’où je viens, la raison de ce voyage et ce que représente à mes yeux le Cap Nord. Je lui réponds que je viens de France, et plus précisé­ment de Normandie, et que je suis à la découverte de la terre de mes ancêtres vikings. Je lui raconte également que le Cap Nord n’est pas tout à fait le bout du monde à mes yeux, puisqu’au delà on trouve encore les îles Spitzberg et bien sûr le Pôle Nord!

Tous deux sont très excités et qualifient notre aventure d’incroyable. Loui Bernal (son père est français et vit à Sens) et Karin Falck vivent ensemble et ont une petite fille de quelques mois, elle est d’ailleurs restée dans la voiture avec sa baby-sitter. Leur émission, Packat & Klart, est diffusée en Suède sur TV2. Karin apparaît à l’écran lors des diffusions, et est ainsi connue dans tou­te la Suède.

Ils reprennent alors leur voiture et vont sur le site du Cap Nord, ils nous attendent. D’après une brochure touristique, je sais par avance que le droit d’entrée est très élevé: plus de 100 francs! Erik n’a absolument pas l’in­tention de payer et franchit l’entrée en force! Plus sagement, je préfère m’ar­rêter au guichet. Voyant qu’un membre de la sécurité se dirige vers lui, Erik rebrousse chemin et me rejoint.

La caissière nous apprend que ce fameux droit d’entrée n’est plus que de 40 francs pour les cyclistes, d’après une mesure toute récente. Cela n’empêche pas Erik d’exploser de colère, faisant la joie des reporters suédois qui nous fil­ment! Finalement, je paie pour nous deux et Erik me rembourse par la suite. Nous rentrons alors à l’intérieur du site et posons nos vélos contre le Hall du Cap Nord, un bâtiment inauguré en 1988.

Nous nous frayons un chemin à travers la foule et nous dirigeons vers le globe géant qui marque symboliquement l’endroit. Nous voici enfin arrivés au bout de nos peines! Du haut de ce rocher, nous contemplons émerveillés la mer de Barents dans toute sa splendeur. Au-delà se trouve le mythique Océan Glacial Arctique.


Un globe géant symbolise le bout du monde au Cap Nord.
Derrière la grille se trouve la mer de Barents.

Nous rentrons ensuite à l’intérieur du bâtiment, bien au chaud. Karin et Loui nous offrent un petit repas au self local et nous restons à discuter pendant un long moment. Avant de poursuivre leur voyage vers Mourmansk, en Russie, ils veulent nous filmer en train de monter nos tentes à l’extérieur.

Nous sortons. L’intérieur est maintenant noir de monde et beaucoup de per­sonnes prennent l’air. Loui nous prend en photo avec un flash très puissant, ce qui attire les regards. Mon vélo n’est d’ailleurs pas passé inaperçu: pour avoir plus de contacts, j’ai récupéré un carton sur lequel j’ai tracé un grand F comme "France", avec le marqueur d’Erik.

Grâce à mes tendeurs, je l’ai installé à l'arrière de mon vélo, ce qui a permis d’informer les nombreux touristes me doublant sur la route du Cap Nord qu’un Français s’y rendait à bicyclette! Je suis à présent entouré d’une vingtaine de Français, Suisses et Allemands qui m’interrogent, me félicitent, m’encouragent...

Ce n’est qu’une heure plus tard, vers 23h, qu’Erik et moi pouvons enfin monter nos tentes, sous l’oeil de la caméra. Le sol est très rocailleux, mais en posant quelques grosses pierres de façon adéquate, elles arrivent quand même à tenir. Loui et Karin nous quittent alors pour la Russie, et nous pouvons enfin dormir.

Au petit matin, après une courte nuit de sommeil, nous visitons le sous-sol du Hall du Cap Nord, où une exposition est consacrée aux visiteurs cé­lèbres du lieu. Nous ne sommes effectivement pas les premiers à venir de si loin au Cap Nord. Déjà, en 1664, un prêtre italien du nom de Francesco Negri y était venu, plus en aventurier qu’en simple touriste. En 1795, le futur roi des Français Louis-Philippe avait également visité l’endroit, et le touriste français est toujours surpris de trouver son buste sur place. Une française me demande même de me pousser pour ne pas gâcher sa photo!

Nous assistons ensuite à une projection cinématographique dans le "Supervidéographe", sur grand écran à 225° (ça ne vaut franchement pas le planétarium de la Villette à Paris). Avant de partir, nous jetons un coup d’oeil sur l’Océan, le dernier.

Le lendemain, nous nous séparons avec tristesse, car Erik est fatigué et veut se reposer quelques jours. Il pense maintenant se diriger vers Kuopio, en Finlande, où vit un de ses amis rencontré en Egypte. Ensuite, il se rendra à nouveau en Israël travailler dans un kibboutz.

J’entame alors la longue route du sud, et m’arrête à Lakselv pour manger. J’y rencontre deux flamandes à vélo, la cinquantaine approchante. L’une d’elles parle parfaitement le français, l’autre a plus de difficultés. Elles ont quitté la Belgique voici deux mois, et arrivent au terme de leur périple. Elles reprendront en effet l’avion pour le retour. Ces courageuses cyclistes me confient qu’elles en avaient assez du train-train de la vie quotidienne, et qu’elles ont donc laissé momentanément maris et vaisselle de côté. L’une d’elles n’a plus de frein, et j’insiste sur le danger qu’elle court sur Magerøya. En effet, la descente du retour pourrait lui être fatale.


LA FINLANDE

Je traverse ensuite la Finlande à la vitesse d’un météore (1437 km en 7 jours). Je veux fuir les moustiques, mais aussi me rapprocher de mon courrier qui m’at­tend à Tallinn, en poste restante. Pendant une semaine, je ne fais que rouler, et parfois jusqu’à 1h du matin!


Un renne rencontré près d’Inari, dans l’extrême nord de la Finlande.

Je redécouvre les vastes étendues de Laponie, toujours aussi impressionnan­tes et envoûtantes, où la température descend parfois jusqu’à -40°C en hiver! Je passe par Karasjok, Inari, Ivalo et Sodankylä. En arrivant aux abords de cette ville, je suis surpris de découvrir en pleine nature une belle piste cyclable, alors que le trafic est quasi nul. Cependant, cette piste ne dessert que les abords de Sodankylä, car au-delà, c’est très vite le désert humain. Je fais une petite pause dans la ville, et consulte mes cartes.

Un groupe de jeunes garçons joue près de moi, et l’un d’eux, sans doute plus téméraire que ses camarades, me demande dans un anglais impeccable: "Where are you from?" (D’où êtes-vous?). Je lui demande alors s’il connaît la France, il me dit que non. J’essaie donc de lui faire comprendre que je viens de l’autre côté de la Suède, qui est l’un des seuls pays dont je connaisse la traduction en finnois. Cette langue est en effet très complexe, et ne ressemble en rien à celles que l’on a coutume d’apprendre en France. Par exemple, la Russie se dit Venaja, et la Suède Ruotsi. Quand la Finlande, c’est Suomi. Il est donc douteux que l’Allemagne se dise Germany ou Deutschland, ou que la France ait un nom approchant.

Je félicite mon interlocuteur de la qualité de son anglais, et il m’avoue qu’il n’étudie cette langue que depuis un an. Il n’a en effet que 13 ans! Je l’encourage alors à la perfectionner au cours des années à venir, car sans cela nous n’aurions jamais pu converser. Tous ses camarades nous ont écoutés mais sont restés muets.

Je reprends ensuite ma route, et découvre une fois de plus le contact avec les moustiques! Alors que je roule paisiblement, je m'arrête un court instant pour consulter mes cartes routières. Ceci fait, machinalement, j'ôte ma casquette pour la poser sur le guidon de mon vélo. De blanche, ma casquette est devenue noire! Entièrement recouverte de moustiques! Le sang glacé, je la secoue frénétiquement et reprend immédiatement ma route!

Je traverse Rovaniemi, la fameuse ville du père Noël, Kemi, Oulu, Jyväskylä, Lahti et arrive à Helsinki le 7 juillet dans la soirée.

Après une semaine passée au milieu d’une nature profonde, sauvage et parfois hostile, après avoir côtoyé les lacs et les forêts de Finlande, voici que je suis brutalement catapulté dans la civilisation "moderne"! Les longues journées polai­res ne sont plus qu’un souvenir et je dois trouver mon chemin dans l’obscurité.


Meules de foin typiques du sud de la Finlande

Je me perds de nombreuses fois dans la capitale finlandaise, rencontre de nombreux fêtards et alcooliques, et n’arrive au port (et même à bon port!) qu’à 4h30 du matin! Je n’ai même pas le temps de dormir car le ferry pour l’Estonie part tôt dans la matinée et je ne veux surtout pas le rater.


L’ESTONIE

Je débarque à Tallinn, capitale de l’Estonie, vers 11h. La grisaille d’Hel­sinki a disparu au profit d’un soleil de plomb qui va m’accompagner jusqu’en France, mis à part quelques orages passagers. La ville est magnifique, très riche en monuments de toutes sortes, et le vieux centre-ville a été préservé. Beaucoup d’inscriptions sont bilingues, car les Russes sont encore nombreux dans la capi­tale.

En passant devant des ruines conservées, j’apprends qu’il s’agit des restes de maisons bombardées par les Soviétiques en 1944, lors de l’invasion et de l’an­nexion du pays par l’URSS.

L’indépendance récente n’a pas effacé les traces de la gestion communiste: les rues sont pavées, d’antiques tramways délabrés circulent un peu partout, le boulier fait souvent office de caisse enregistreuse dans les magasins, etc...

Avec mes devises occidentales, je dépense très peu d’argent pour manger car la vie est pour moi très bon marché ici. Je retire mon courrier à la Poste et prends tout mon temps pour le lire. Les nouvelles que je reçois du pays m’emplis­sent d’allégresse et c’est avec une fierté toute légitime que j’apprends que ma mère a été réélue au sein du conseil municipal de Bernières-le-­Patry!

Les pays Baltes, ce sont d’abord huit millions d’habitants pour une surface équivalente au tiers de celle de la France, mais aussi trois cultures bien distinctes et des passés historiques chargés.

Dans l’après-midi, en pleine campagne, je converse quelques instants avec un Estonien âgé de 66 ans. Il ne me connaît pas et me révèle pourtant des choses qu’il ne dirait peut-être même pas à ses amis. Je vis souvent ce genre de situation, car mon interlocuteur sait qu’il ne me verra que quelques minutes et que je disparaî­trai vite de sa vie.

Cet homme me confie que sa grand-mère et sa tante ont péri lors des bombarde­ments de Tallinn, en 1944. Sous Staline, il a même vu des trains entiers de dépor­tés partant pour la Sibérie. Quand je lui demande ce qu’il pense à présent des Russes et de la Russie, il me fait le geste de leur couper le cou, le regard empli de haine! Au cours de mon voyage, je me rends compte que la plupart des gens vi­vant dans les anciennes Républiques Soviétiques haïssent toujours les Russes, et qu’il est préférable de ne pas trop leur en parler...

Après une bonne nuit réparatrice (je viens tout de même de passer une nuit blanche!), je traverse Pärnu et entre en Lettonie en fin d’après-midi.


LA LETTONIE

Les gens semblent plus pauvres encore qu’en Estonie: les vêtements, les voi­tures, les tracteurs, les maisons, les commerces, tout l’indique. Les paysans n’ont que quelques vaches, qu’ils traient encore à la main. L’eau courante n’existe pas à la campagne, les puits suffisent! Les meules de foin traditionnelles représentent quant à elles la quasi-totalité des cultures.

Je longe le merveilleux Golfe de Riga et traverse la capitale lettone de part en part. J’y vois de tout, des routes défoncées aux superbes maisons du siècle der­nier. En début de soirée, j’entre en Lituanie après une heure d’attente à la fron­tière. Et pourtant, j’étais presque le seul à la franchir à ce moment-là!


LA LITUANIE

La Lituanie est très rurale, et semble encore plus pauvre que la Lettonie et l’Estonie. Beaucoup de charrettes tirées par des chevaux circulent encore. Je vois aussi de nombreux cyclistes, mais vu le triste état de leurs bicyclettes, je com­prends qu’ils ne l’utilisent que par manque de moyens. S’il ne fallait retenir de ce pays que des images touristiques, ce seraient sans conteste les cigognes et les calvaires, fort nombreux.


Nid de cigognes en Lituanie.

Je passe par Panevėžys, Kaunas, Marijampolė et Lazdijai, et franchis la frontière ­polonaise sans trop de problèmes, si ce n’est un détour de 50 kilomètres au dernier moment. En effet, le poste frontière entre Kalvarija et Suwałki n’est réservé qu’aux ­… poids lourds!


LA POLOGNE

Si de mon côté la circulation est peu dense, en revanche la file d’attente pour entrer en Lituanie est impressionnante: j’y compte en effet près de 400 véhi­cules! L’inflation a été maîtrisée. Il y a deux ans, il fallait dix mille złotych pour obtenir un mark! Aujourd’hui, le nouveau złoty (qui en vaut dix mille anciens) vaut environ deux francs, mais les anciennes coupures circulent encore: j’ai ainsi les poches remplies de millions d’anciens złotych!

100 000 anciens złotych valent donc à présent 10 nouveaux złotych, c’est simple comme bon­jour, il suffit d’enle­ver quatre zéros!

Mon trajet en Pologne est le suivant: Augustów, Warszawa, Łódź, Wrocław et Ząbkowice Slaskie. Ce pays et ses habitants sont très hospitaliers, mais je ne pense plus qu’à une seule chose: rentrer!


Vision fugitive de Łódź.

Hospitaliers les Polonais? Et comment! En 1993 déjà, un couple retraité de Gliwice, Karol Kandolski et son épouse, m’avait hébergé et offert le souper, ainsi que moult vodka. Malgré mon passage le lendemain le long du camp d’Auschwitz, qui m’avait quelque peu dégrisé, j’avais gardé un sympathique souve­nir de la Pologne et des Polonais.

Et cette année 1995, un vieil homme de Wrocław m’a offert à boire et à manger dans un petit restaurant du centre-ville, alors que j’étais à jeun en arrivant dans la ville. Le litre de bière qu’il m’a offert et que j’ai avalé pour ne pas le vexer m’a été quelque peu néfaste, car, ajouté aux pavés cahoteux de la ville, il m’a transformé en véritable épave, roulant de travers, prêt à vomir partout, et j’ai du m’arrêter pour dormir une heure sous un abribus, telle une misérable loque cuvant son alcool...


LA REPUBLIQUE TCHÈQUE

Je traverse ce petit pays d’est en ouest: Nachod, Praha, Kyšice, Lubenec, Horní Slavkov, Cheb. Les forêts et les bois de Bohême m’enchantent toujours au­tant. Comme en 1992 et 1993, je respire l’odeur enivrante des mines de charbon de Most, pour­tant situées à près de cinquante kilomètres de là!


L’ALLEMAGNE

Les douaniers allemands sont zélés à la frontière tchèque: ils me demandent d’un air soupçonneux si je transporte du tabac ou de l’alcool. L’un d’eux, méfiant, me demande de le suivre à l’intérieur avec tout mon barda. Il me pose alors la question suivante, les yeux dans les yeux:

" Avez-vous des armes?
- C’est ça, pauvre clown, deux missiles sous la selle et trois bombes atomiques dans mon sac à dos!!"

En fait, je ne réponds pas exactement comme ça, mais mon haussement d’épaules et mon air ironique doivent vouloir dire à peu près la même chose... Ce saligaud ne possède malheureusement pas le même sens de l’humour que le mien, car il procède alors à une fouille généralisée de mes affaires. Tout y passe, de la trousse de toilette au sac de couchage, en passant par mes chaussettes sales que je lui fais sentir de près!

Je dois même me mettre totalement nu pour montrer que je ne dissimule rien de répréhensible dans mon slip! J’ai déjà traversé un pays en guerre, la Croatie, et j’étais alors mieux traité que dans ce pays soi-disant "civilisé"! Comme dira mon voisin à mon retour, avec toute la délicatesse qui le caractérise:

" Salaud de chleu!"

Enfin, ne généralisons pas, j’avais sûrement une tête patibulaire en passant la frontière... Je traverse ensuite Bayreuth, Bamberg, Würzburg, jumelée avec ma bonne ville de Caen, Worms, Kaiserslautern et Saarbrücken, et suis enfin de retour au pays le 22 juillet en fin d’après-midi.


LE RETOUR EN FRANCE

Je passe par Metz, Verdun, Châlons-sur-Marne, Epernay, Château-Thierry, Evreux, Bernay, Orbec, Falaise et Vassy.

Statues d’hommes célèbres à l’entrée de Verdun.

Quelques kilomètres plus loin, je devine, émerveillé, avec un sentiment de bonheur indescriptible, le clocher de l’église de mon village, Bernières-le-­Patry. Cela vaut bien une photo, la 80ème de mon voyage!

J’arrive chez ma grand-mère en début d’après-midi, au hameau de Noron. Elle qui pensait ne plus jamais me revoir (elle vient de fêter ses 92 ans) a bien du mal à me reconnaître! J’ai en effet perdu dix kilos, ai beaucoup bronzé et ne me suis pas rasé depuis plusieurs jours. Elle téléphone à mes parents qui accou­rent: ce sont les retrouvailles et la fin d’un beau voyage.

Pour conclure, je pourrais utiliser les premiers vers de Joachim du Bellay: "Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage...", mais, en bon Normand, je leur préfère ceux-ci, du poète Chênedollé (1769 -1833):

Vallon délicieux, fraîche et riche verdure,
Bondissante cascade à l’éternel murmure,
Doux prés, riants coteaux, magnifiques vergers,
Parés d’arbres en fleurs, rivaux des orangers,
Vous, sauvages beautés, pittoresques abîmes,
Et vous, dont si souvent je gravissais les cimes,
Vieux rochers au front chauve, ou couronnés de bois,
Après dix ans d’absence, enfin je vous revois!
Aux terres de l’exil j’emportai votre image:
Votre cher souvenir, de rivage en rivage
M’accompagnant partout sur des bords étrangers,
Vint m’y charmer souvent au milieu des dangers.
Mais que mon coeur ému bat en votre présence!
Quels doux trésors de paix, de joie et d’innocence,
Après des maux si longs je retrouve en ces lieux!
Là tout plaît à mon âme et tout rit à mes yeux...

Annexe I

Les chiffres du voyage:

J’ai parcouru 8300 kilomètres du jeudi 1er juin au mercredi 26 juillet 1995, ce qui me fait une moyenne de 148 kilomètres par jour.

Nombre de kilomètres parcourus pendant ces 56 jours:

187, 176, 150, 182, 129, 175, 39, 162, 146, 130, 0, 136, 95, 66, 182, 175, 118, 36, 137, 180, 144, 115, 159, 138, 178, 129, 130, 110, 100, 103, 231, 193, 192, 201, 199, 206, 215, 63, 192, 164, 204, 181, 155, 170, 125, 174, 176, 134, 183, 159, 106, 121, 209, 181, 195, 64.

Vous pouvez vérifier, le total donne bien 8300 kilomètres! A ce sujet, une petite anecdote: étudiant en mathématiques à l’université de Caen, j’aime les beaux et bons comptes. A mon retour, ayant constaté avec stupeur qu’il me manquait encore 3 petits kilomètres pour arriver à un total bien rond de 8300, j’ai repris mon vélo sur le coup de 23 heures pour effectuer, dans l’obscurité la plus complète, mes derniers coups de pédales...

Ma plus longue étape en une journée: 231 kilomètres, en Norvège. J’ai bénéficié il est vrai de la journée polaire, ce qui m’a permis de rouler jus­qu’aux environs de minuit.

Mes moyens de locomotion: à part la bicyclette, j’ai utilisé le ferry ou le bac pour effectuer cinq traversées: Danemark-Suède, l’île du Cap Nord aller-retour, un lac en Finlande et Finlande-Estonie.

Peu de problèmes techniques dans l’ensemble: 5 crevaisons, la roue arrière et 2 pneus changés, et c’est tout! Il est vrai que mes petites écono­mies, amassées avec amour pendant mon service militaire, m’avaient permis de m’offrir un superbe vélo de randonnée (6000 francs accessoires compris).


Mon fidèle compagnon, se reposant dans une forêt, dans le nord de l’Allemagne.

Pour en finir avec ces chiffres, voici un petit bilan de mes voyages à vélo de 1989 à 1995, tous effectués pendant mes vacances scolaires d’été:

1989: 50 km sur l’île de Guernesey, en juillet.
1990: 1810 km jusqu’en Espagne, du 12 au 28 juillet.
1991: 3510 km autour de la France, du 29 juin au 2 août.
1992: 4230 km jusqu’en Hongrie, du 28 juin au 28 juillet.
1993: 5020 km jusqu’en Roumanie, du 3 au 31 juillet.
1995: 8300 km jusqu’au Cap Nord, du 1 juin au 26 juillet.

Pour chacun des 25 pays traversés, les kilomètres se décomposent comme suit:

KILOMÉTRAGE ET DUREE DES SEJOURS

Allemagne 3
553
658
165
818
600
476
3 juillet 1991
3 au 7 juillet 1991
1 au 5 juillet 1992
6 et 7 juillet 1992
6 au 10 juillet 1993
4 au 9 juin 1995
19 au 22 juillet 1995
Andorre 41 les 22 et 23 juillet 1991
Autriche 44
335
210
243
le 7 juillet 1991
du 7 au 9 juillet 1992
les 15 et 16 juillet 1992
les 22 et 23 juillet 1993
Belgique 50
142
40
165
le 3 juillet 1991
les 30 juin et 1 juillet 1992
le 5 juillet 1993
les 3 et 4 juin 1995
Croatie 243
36
du 11 au 13 juillet 1992
les 21 et 22 juillet 1993
Danemark 372 du 9 au 13 juin 1995
Espagne 181
163
les 19 et 20 juillet 1990
les 23 et 24 juillet 1991
Estonie 193 les 8 et 9 juillet 1995
Finlande 192
1280
les 25 et 26 juin 1995
du 1 au 8 juillet 1995
Guernesey 50 en juillet 1989
Hongrie 364
182
375
du 9 au 11 juillet 1992
les 16 et 17 juillet 1993
du 19 au 21 juillet 1993
Italie 292
208
les 14 et 15 juillet 1992
les 23 et 24 juillet 1993
Lettonie 213 les 9 et 10 juillet 1995
Liechtenstein 21
21
les 7 et 8 juillet 1991
les 16 et 17 juillet 1992
Lituanie 319 du 10 au 12 juillet 1995
Luxembourg 53
47
le 3 juillet 1991
les 5 et 6 juillet 1993
Norvège 643 du 26 juin au 1 juillet 1995
Pays-Bas 31
55
le 1 juillet 1992
le 4 juin 1995
Pologne 543
757
du 12 au 15 juillet 1993
du 12 au 17 juillet 1995
Roumanie 589 du 17 au 19 juillet 1993
Slovaquie 20
131
le 9 juillet 1992
les 15 et 16 juillet 1993
Slovénie 222
127
les 13 et 14 juillet 1992
le 22 juillet 1993
Suède 1581 du 13 au 25 juin 1995
Suisse 398
197
318
du 8 au 10 juillet 1991
les 17 et 18 juillet 1992
du 24 au 27 juillet 1993
Rép. Tchèque 119
132
323
les 5 et 6 juillet 1992
du 10 au 12 juillet 1993
du 17 au 19 juillet 1995

Ainsi, au terme de l’année 1995, âgé de 25 ans, j’avais effectué en parfait dilettante plus de 40 000 kilomètres à vélo, dont 15 000 hors de France. Et dire qu’à l’âge de 12 ans, je n’arrivais pas encore à tenir l’équilibre sur un vélo...

Mes profs d’éducation physique m’ont toujours considéré comme un nul en sport, et mes minables performances au collège ou au lycée en témoignent. J’ai simplement pris le temps de vivre, progressant par étapes régulières. Dans ce domaine, le moral est au moins aussi important que le physique, sinon plus, et plus l’on part longtemps, plus celui-ci compte.

Certains sont ainsi partis pour 1 an, 2 ans, voire 14 ans, pour un Tour du Monde à vélo! J’en profite maintenant pour glisser une petite annonce à ce sujet:

"Intéressé par tout récit de ce genre, je les collectionne et serais très heureux d’en connaître d’autres. Réponse assurée. Par avance, mille mercis. Mon adresse: Emmanuel Hamel, Noron 14410 Bernières-le-Patry."


Annexe II

Lettre d’Erik, en provenance d’Israël, reçue en janvier 1996:

Cher Emmanuel,

J’espère que tu vas bien. Et que tout va bien à la maison. Pour ma part, j’en profite pour faire un peu de vélo. Je suis présentement au kib­boutz Grofit dans le désert de Néguev. J’arrive de Norvège à bicyclette et j’ai traversé la Finlande, la Suède, le Danemark, l’Allemagne, la Tchécoslo­vaquie, l’Autriche, l’Italie, la Grèce, la Turquie, la Syrie, la Jordanie et enfin Israël.

Ainsi je suis arrivé au kibboutz Grofit. Je travaille comme volon­taire et mon premier travail consistait à empaqueter des melons. Et maintenant, je suis cuisinier dans un restaurant pour les touristes. Et tout cela pour 7 schekels par jour. J’espère que tu viendras au kibboutz. Et si oui, bon voyage!

PS: Cette lettre a été écrite ou plutôt traduite par une Québécoise.

ton ami,
Erik Feenstra


Erik et moi au Cap Nord, un soir de brouillard

Annexe III

Les traditionnels remerciements:

Merci chaleureusement à:

Toute ma famille, qui m’a soutenu et remonté le moral:

Quand je partais en 1993 pour la Roumanie, ma mère me voyait déjà croupissant dans les infâmes geôles communistes. Cette année, elle me voyait essayant celles des pays Baltes et de Sibérie orientale. Heureusement, ma grand-mère maternelle a brûlé de nombreux cierges et tout s’est bien passé...

Mes voisins de Bernières-le-Patry et mes amis de tous horizons, qui m’ont aidé, encouragé, écrit en poste restante, et se sont intéressés à ma balade.

Daniel Buu, a qui j’ai emprunté une photo de l’église de Bernières-le-Patry, la mienne (la dernière du voyage) étant prise de trop loin.

René Jouenne, qui m’a fait rencontrer un journaliste sympa, Christophe Pinel (Interview dans La Voix le Bocage du vendredi 19 janvier 1996).

 

Emmanuel Hamel

 

Compléments écrits en 2010

J'écris ces mots en 2010, quinze ans après mon voyage à vélo au cap Nord. Ce voyage et les autres, accomplis au cours des années précédentes et jusqu'en 1997, me semblent désormais bien lointains, non pas tant en raison de ces quelques années écoulées, que du changement total de mon mode de vie. J'étais étudiant, insouciant du lendemain, sans charges ni responsabilités. Aujourd'hui, me voici marié, père de trois enfants et je suis rentré depuis 12 ans dans le monde du travail. Ce milieu est en totale opposition avec la vie nomade que j'ai pu mener autrefois au grand air. Elle ne durait que quelques mois voire seulement quelques semaines par an, mais elle m'avait profondément marqué. Au moins les premières années. Je me revois dire à mes interlocuteurs que ce mode de vie influençait grandement ma vie au quotidien, mais désormais ce n'est plus guère le cas. L'influence de ces moments passés s'effiloche au fil du temps, et ne sera bientôt plus qu'un lointain souvenir, presque irréel.

A l'époque, j'avais pris des notes, de plus en plus nombreuses à chaque voyage, pour aboutir à la tenue d'un véritable journal en 1995. Cependant, je n'ai bien sûr pu tout noter. La majeure partie du temps, je roulais, admirant les paysages mais restant également concentré sur la route et les détails du voyage. Il fallait également que je m'occupe des courses, l'entretien de l'homme allant de pair avec celui de la machine. Avec le recul, mes préoccupations ne sont plus nécessairement les mêmes. Alors que j'étais soucieux d'avancer de manière notable chaque jour, aujourd'hui je me rends compte que j'ai vécu des moments forts que je n'avais alors pas notés. Il m'arrive parfois de les raconter à titre d'exemple, notamment à mes enfants. Le temps passe, les souvenirs deviennent un peu plus diffus, moins précis. Il est donc temps de les coucher par écrit, afin de ne pas oublier ces moments parfois merveilleux.

Les collégiens de Sodankylä

En ce beau mois de juillet 1995, le cap Nord est déjà derrière moi. Je suis sur le chemin du retour et m'apprête à traverser toute la Finlande. Le nord de ce pays n'est guère peuplé. Je roule seul pendant des heures, au diapason d'une nature paisible. J'ai de la chance, car malgré la faible circulation, je bénéficie de confortables pistes cyclables en rase campagne. A mon grand étonnement, certaines sont jalonnées de lampadaires, ce qui s'explique par les longues nuits polaires de l'hiver. L'une de ces pistes me mène dans la ville de Sodankylä, où je fais une petite halte afin de me reposer et de me restaurer. L'endroit où je me suis arrêté n'est pas très agréable, c'est une aire de béton au milieu d'immeubles gris. Heureusement, le soleil donne quelques couleurs joyeuses à l'ensemble.

Trois jeunes garçons au seuil de l'adolescence jouent à proximité. A priori, rien ne peut nous rapprocher. L'un d'eux, plus téméraire sans doute, s'approche et de sa voix juvénile me demande dans un anglais impeccable d'où je viens: "Where are you from?".

Je lui réponds dans la même langue que je viens de France, mais il ne connaît pas mon pays! Il faut dire que le Finnois est une langue absolument déconcertante pour l'étranger que je suis. Ainsi, les noms Finlande, Suède et Russie se disent respectivement Suomi, Ruotsi et Venaja. Aucune ressemblance possible, et je ne connais malheureusement pas le mot finnois pour désigner la France. Je me contente donc de lui dire simplement que je viens de l'autre côté de "Ruotsi". Nous échangeons quelques instants, alors que ses camarades se sont rapprochés. Eux ne parleront pas, apparemment l'anglais n'est pas leur tasse de thé. J'apprends que ce petit collégien a 13 ans, et qu'il apprend l'anglais depuis seulement un an. Je suis stupéfait, car il parle très bien cette langue et nous nous comprenons parfaitement. Je le félicite de son excellente pratique, insistant bien sur le fait que sans cela, nous n'aurions pu communiquer. Je l'encourage vivement à poursuivre ses études sur cette voie, et ce devant ses camarades muets.

Je cite parfois cet exemple à mes enfants, à d'autres jeunes. L'apprentissage d'une langue n'est pas anodin, il peut permettre de franchir bien des barrières de manière très concrète, et quel bonheur quand loin de chez soi on peut échanger avec les autochtones!

Mon cousin Fabrice Champion était déjà allé au Cap Nord en 1977. Son plus grand handicap, m'avait-il confié, était justement sa méconnaissance des langues étrangères. Il n'avait pu correspondre autrement que par des gestes malhabiles, et était ainsi resté isolé pendant ces deux mois de voyage.

Les touristes allemands sur une aire de repos finlandaise

Arrêté sur une aire de repos dans la nature finlandaise, je vaque tranquillement à mes occupations. Alors que je m'apprête à repartir, un car empli de touristes vient se garer à quelques dizaines de mètres. Les inscriptions extérieures montrent qu'il s'agit d'un car allemand. Toujours soucieux de progresser dans l'utilisation de la langue de Goethe, je me dirige vers les premiers vacanciers descendus, qui eux-mêmes m'avaient aperçus de loin. Un cycliste affublé comme je l'étais devait venir de loin! Mais aucun signe distinctif ne pouvait leur donner d'indice sur mon origine.

Je m'adresse en souriant à un jeune retraité, et lui demande s'il est Allemand : "Sie sind Deutsch ?". Il me répond que oui, et avec un large sourire, toujours en allemand: "Et vous, vous êtes Français?". Mon accent m'avait trahi! Trois mots de ma part avaient suffi pour lui apprendre que j'étais français! Cette anecdote m'a toujours amusée, et je l'ai racontée bien souvent.

Pour en terminer avec tous ces voyages, j'ai également souvent donné leur recette: "Deux tiers dans la tête, le reste dans les jambes". Ou comme aurait dit Sénèque: "Ce n'est pas parce que les choses sont difficiles que nous n'osons pas, mais c'est parce que nous n'osons pas que les choses sont difficiles".

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