La foire d'Etouvy

d'après quatre articles de journaux


Article de Michel Pigeon paru dans la Voix le Bocage, 23 octobre 1998:

Du nouveau sur l'ancienneté de la foire d'Etouvy

Que n'a-t-on pas dit, au cours du siècle dernier, au sujet de l'antiquité d'Etouvy, dont l'origine serait à rechercher dans la lointaine époque gallo-romaine?

En fait, le texte le plus ancien que l'on connaisse, mentionnant le "bourg" d'Etouvy, est une charte en faveur de l'abbaye de Troarn, souscrite et ratifiée par Guillaume le Conquérant en 1068 (soit deux ans après la conquête de l'Angleterre). Ce qui n'est déjà pas si mal. Précisons ici que le mot "bourg" est à prendre au sens qu'il avait en ce temps-là d'une agglomération d'artisans et de commerçants jouissant d'avantages fiscaux appréciables et de divers privilèges, et souvent nantie d'une foire.

Une foire antérieure à la guerre de Cent ans...

Mais, précisément la foire d'Etouvy, elle, à quand faut-il la faire remonter? L'érudit abbé Danguy, mort curé de La Graverie en 1915 s'appuyant sur quelques indices, mais non sur de véritables preuves, pensait que la foire avait déjà lieu sous Guillaume le Conquérant.

Cependant pour prouver dûment son existence, on ne pouvait jusqu'ici remonter qu'à la guerre de Cent Ans, qui ne fut pas une période de catastrophes continues (c'est l'époque de la construction du clocher et d'une notable partie de l'église N.D. de Vire).

En effet, un texte de 1387 qui parle d'une foire "séante à La Graverie" semble bien se rapporter, en fait, à la foire d'Etouvy. A noter qu'à l'inverse, l'église de La Graverie – dédiée à la Vierge – fut parfois appelée Notre-Dame d'Etouvy. Les deux localités sont si proches!

La foire d'Etouvy, en tout cas, est dûment attestée en tant que telle, et au jour Saint-Simon et Saint-Jude (28 octobre), dans un acte de 1410, soit deux ans avant la naissance de Jeanne d'Arc. Mais dernièrement, M. Jean-Michel Bouvris, membre de la Société des Antiquaires de Normandie a pu établir que notre foire existait déjà en 1251, ce qui nous fait remonter au règne de Saint Louis, âgé alors de 37 ans et qui se trouvait à cette époque en Palestine, à la Croisade.

L'étude de M. Bouvris est parue récemment dans l'Annuaire des cinq départements de la Normandie, publié par l'Association Normande au titre de 1997. L'auteur a consenti bien volontiers à ce que La Voix – Le Bocage signale cet intéressant travail à ses lecteurs. Qu'il en soit vivement remercié, car nous touchons là un point non négligeable de l'histoire du Bocage Virois.

M. Bouvris a relevé en effet dans le cartulaire de l'Abbaye de Troarn appelé "Chartrier blanc", transcrit au XVe siècle , la copie d'un acte daté de novembre 1251, concernant le seigneur d'Etouvy et les moines du prieuré du Désert (qui dépendait de Troarn) à propos de notre foire.

Par cet acte, Guillaume Painel, seigneur d'Etouvy et jouissant des revenus de la foire, renonçait à vouloir exiger des moines du Désert, une contrepartie à la rente de 4 livres tournois qui leur était versée traditionnellement (on ne sait pourquoi) et sans condition, chaque année, au lendemain de la foire d'Etouvy se tenant à la Saint-Simon et Saint-Jude.

La prétention de Guillaume Painel avait été de se faire entretenir une fois par an (peut-être le jour de la foire?), lui, ses serviteurs et les hommes à cheval de son entourage habituel, aux frais du prieuré. Il en fit donc son deuil.

qui existait déjà sous le règne de Saint Louis

Le règlement de ce litige serait en soi de peu d'importance pour nous, s'il ne prouvait l'existence de la foire à l'époque de Saint-Louis. Mais, pour être complet, disons qu'une soixantaine d'années plus tard, un autre Painel, prénommé Jean, descendant ou parent du précédent, refusa tout net de verser aux moines la fameuse rente d'usage. Les moines eurent à nouveau gain de cause, percevant leurs 4 livres tournois et l'arriéré! (Acte du 28 novembre 1313).

Il est par ailleurs intéressant d'apprendre que la Foire d'Etouvy servait de terme de paiement aux tenanciers des terres possédées par l'Abbaye de Troarn dans notre contrée...

Plus de moines à Troarn et au Désert, plus de seigneurs d'Etouvy mais la foire demeure, cette foire qui, au siècle dernier, est même entrée dans la littérature bas-normande avec l'excellent poème de 156 vers latins – Ituvienses Nundinae – que lui consacra, en 1811, le Virois Nicolas Lalleman. Œuvre qui fit dès lors l'objet de plusieurs adaptations en français, la dernière, en vers alexandrins, étant celle du docteur Lepelletier, mort maire de Vire en 1940.

Mais concluons avec Jean-Michel Bouvris:

"A défaut d'être une foire millénaire, comme on le dit et on l'écrit souvent, la foire d'Etouvy a donc, au moins, près de sept siècles et demi d'existence. Ce qui est remarquable".


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Article de journal des années 1990:

Etouvy

Le village d'Etouvy est situé sur le plateau, à gauche de la route. Il comporte un groupe de maisons anciennes qui s'égrènent le long d'un coteau. A droite, à l'opposé, un îlot de constructions récentes dont les propriétaires exercent un travail à la ville voisine.

D'Etouvy, on notera que la mairie est de construction récente, qu'une flamme de granite est érigée, depuis peu, à la mémoire des militaires et civils, innocentes victimes de toutes les guerres.

Il existe, derrière la mairie, un champ de foire qui, à la belle saison, se transforme en aire de camping.

Etouvy ne dispose que d'une minuscule superficie: 229 ha. Son altitude n'atteint que 120m. Sa population qui n'était que de 152 habitants au dernier recensement verra ce chiffre s'accroître progressivement au fil des ans, en raison des nombreux pavillons qui s'y construisent actuellement.

L'église, édifiée au XIVe siècle améliorée au XVIIIe, tout comme les fonts baptismaux.

D'après la charte d'Henri Ier, roi d'Angleterre et duc de Normandie (1128), Etouvy possédait 2 églises paroissiales: les églises Saint-Martin et Saint-Georges, l'église Saint-Martin subsiste.

Etouvy par Arcisse de Caumont: "avait de la célébrité dans les environs; on disait que là existait une ville considérable, ruinée par d'anciennes guerres, à l'appui, ils vous montraient dans le bourg sur la route de Saint-Lô, deux arceaux en forme d'ogive qui paraissaient les restes d'un grand édifice; ils vous apprenaient qu'en creusant le terrain, on trouvait souvent des fondations de vieux bâtiments; ils vous rapporteraient la tradition de la découverte de tombeaux antiques, de vieilles armures, etc...

D'un autre côté, M. l'abbé Le Franc, place à Etouvy une ville qu'il appelait Ituvium, et M. Seguin qui passait pour avoir profité amplement des manuscrits de l'abbé Le Franc, dit qu'Etouvy était anciennement une bonne ville (Essai sur l'Histoire du Bocage p. 23). Ces opinions ne paraissent pas être admises; aucun auteur connu ne parle d'Ituvium et, quant aux deux arceaux qui se trouvaient sur le bord de la grand'route avant les événements de 1944, l'ogive que l'on y remarquait, les matériaux et le ciment qui les liait, prouvait que leur construction ne remontait pas à une haute antiquité. M. Lemarchand de Vire croyait que ces arceaux formaient l'entrée de la halle d'Etouvy.

S'il n'est pas certain qu'il y eut autrefois une ville à Etouvy, au moins tout annonçait que là existait un bourg considérable et bien peuplé. Il s'y tenait chaque semaine un marché qui cessa d'être fréquenté au XVe siècle à cause des Anglais composant la garnison du château de Tracy qui, dit-on, le pillèrent plusieurs fois".


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Article de journal des années 1990:

Le 28 octobre 1859, visitant ses vieux parents en leur château de La Ruaudière, Antonin des Rotours (1806-1868) avait assisté à la foire aux chevaux d'Estouvy. Une foire "phénoménale" qui laissa en lui une empreinte si profonde qu'il éprouva le besoin de l'évoquer quelques temps plus tard à l'occasion du Comice agricole de Lille dont il était. Voici la description que cet enfant de La Graverie, marié et établi dans le Nord, où il devint député, fit de notre célèbre foire, à son auditoire nordiste.

"La foire d'Estouvy prend et tire son nom de la commune dans laquelle elle se tient. A six kilomètres de Vire, sur la rivière de ce nom, le village d'Estouvy est dans une des plus riantes positions. Ses maisons construites sur une colline, étagées en amphithéâtre, voient se dérouler une longue et fertile vallée.

La route impériale de Vire à Cherbourg traverse ce village et, tournant à angle droit à son extrémité, circonscrit dans son angle un vaste terrain destiné au champ de foire.

Dans un spacieux verger, désigné dans le pays sous le nom de Plant, viennent se grouper selon la ligne de plantation des pommiers, les nombreuses bêtes à cornes qui, de la veille ou pendant la nuit, y sont venues prendre et serrer leurs rangs.

Le champ de foire destiné aux chevaux et poulains est attenant au premier. Il a son entrée particulière sur l'autre partie de la route formant angle avec le champ de foire des bêtes à cornes, dont il est séparé par une de ces masses de terre appelés fossés.

C'est contre ce nouveau rempart, qu'en nouveaux Arabes, viennent s'établir les cuisines en plein air qui font rôtir et débitent moutons et marrons.

Des tentes, en grand nombre, offrent abri et liquides pour cimenter les transactions.

C'est au milieu de ce pêle-mêle général que les juments, suivies de leurs poulains et nanties de leur certificat de saillie, viennent s'offrir aux acheteurs.

Le jour avait à peine paru, le 28 octobre, que dans les deux camps des espèces bovines et chevalines, les plus beaux produits étaient entourés et débattus.

La concurrence était telle que l'ancien vocabulaire des serments, jadis invoqués pour affirmer des qualités ou nier des défauts, devint inutile et qu'en quelques heures la rafle était complète dans les bêtes à cornes.

De mémoire de Normand, on n'avait vu autant d'entrain, obtenu d'aussi beaux prix.

La production et l'élève du poulain a, depuis quelques années, fait progrès très sensibles dans le Bocage. Encouragé par les nombreuses acquisitions faites par le département de la Guerre, par les hauts prix accordés par les remontes, l'éleveur a non seulement plus et mieux produit, mais encore il a mieux élevé. Presque certain d'obtenir placement facile et prix avantageux, le cultivateur a fait des sacrifices pour avoir bonnes poulinières comme aussi pour ne leur donner que de bons étalons.

Il a mieux élevé ses produits en leur donnant, dès l'âge de trois mois, farine et grain, ce qui, en hâtant le développement donne aussi plus de force au jeune sujet.

Le champ de foire de l'espèce chevaline était au complet et tout poulain, large, tête carrée, bien membré et près de terre, était chaudement disputé et facilement enlevé. Les seuls échassiers, grêles et hauts sur jambes, autrefois réputés bêtes de sang, furent délaissés ou mal vendus.

J'ai assisté à un grand nombre de transactions dans le camp des poulains et j'ai pu constater qu'elles étaient faites dans les limites de 230 à 350 F pour bons poulains de 6 à 8 mois.

Pour vous donner une idée de l'importance de la foire d'Estouvy, il me suffira de vous dire que les droits d'entrée ont constaté la présence de 2324 chevaux, juments et poulains; 3545 bêtes à cornes, nombreux cochons et moutons qui, tous ensemble, ont donné lieu à des transactions qui ont dépassé le chiffre de un million cinq cent mille francs.

Nos voisins, les Picards, y étaient représentés par de nombreux acheteurs qui ont enlevé bandes nombreuses de jeunes et beaux poulains. C'est leur présence qui m'a suggéré l'idée de vous signaler la foire d'Estouvy comme un vaste champ où vous pourriez regarnir vos écuries, alors qu'elles seraient vides et vider vos poches alors qu'elles seraient pleines".


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Article de journal de 1995:

A la fouaire d'Etouvy

Chi vo voulé vée l'sien qu'no donne, comme l'pu franc d'tout Campandré; j'cré bi, sans fair' tort à personne qu'ch'est mé, Dominique Raquidé. Me v'là qui rarrive d'la fouaire (1), et chi j'ai bu, cha n'parait pas, mais, comm' dit ma paur' femme Victouère, m'en faut un siau, avant qu'd'êtr' sas. Ch'est vrai qui faut qj'j'aie eun' bouenn' tête, à Etouvy, j'en ai-t'y prins; oui, mais, dout en faisant la bête, j'en ai roulé de bi malins.

J'ai tout d'mêm' vendu la Mignonne, eun' vieull' jument qu'a pu d'vingt ans; mais que l'sien qui l'a z'ue m'pardonne, quand i va vée que j'lai mins d'dans.

Drait, en arrivant, sû la plache, un gros jeun' gas vint la guetter, qui m'dit: "J'sieus l'pu malin d'la B'sace, por lé j'vas, n'fait pas m'en r'montrer". Vo connaissé la marchandise, que j'dis tant mue por vous, man gas, comme cha, vo n'craigné pas d'méprise, no z'est si volé dan lé j'vas.

Chur'ment qui n'manq' pas d'bêts à vices, mais chi vo faut eun' bouenn' jément, capabl' d'fair' un bon service (1 bis). Perné la mienn', vo s'ré content. J'métais mins d'vant, craint' qu'i n'la r'garde, churtout qu'i n'la guette d'trop preux: car la paur' bêt' est bi cornade, et presque aveugle dé deux yeux. Jamais je n'l'ai co vue malade, que j'dis, olle est en plein' santé. Ch'est d'qué, comm' no dit, qu'est intuable, cha f'rait vingt lieues, sans débrider. Ch'est por ell' que la route est faite; vo z'allé vée comm' o trott' bi; elle a d'l'allur' comme eun' bidette, que n'y a quinz' jours qui n'a sorti. Et chans qu'i s'n'apercève, j'li mins tout douc'ment dans l'fourreau, un brin d'jinjan, v'la qu'o s'enlève, et pus qui part au grand galop. J'la rattrapis vite à la tête, et d'vant l'gros gas, tout ébaubi, j'lis fis bi fair' sans qu'o s'arrête, quatre ou chins coups, l'tour du marchi. "Pourrait bi s'fair' que j'vo la d'mande, qui m'dit, j'cré qu'ch'est eun' bouenn' jément; mais n'ouvré pas la goul' trop grande chi vo voulé avé m'n'argent".

O va red' bi sû la carriole que j'dis, faut pas m'haricoter, j'vo la baill' por trent' chins pistoles, ch'est quarant' que j'devrais d'mander. Disant cha, por que l'marchi tienne, j'li prins la main et j'tapis d'dans; apreux cha, j'li tendis la mienne, por tâchi qu'il en fasse autant. Mais i n'voulut pas s'laissi faire, et m'dit comm' cha d'un air finot: "J'vo z'avais dit de n'pas m'surfaire, et vos m'demandé chent francs d'trop. Tout d'mêm' vot' bête a déjà d'laâge; si vo voulé j'vas la poueyi vingt chins pistol's pas davantage". "Allons, ch'est i comme j'vos dis?". A san (2) toup, i m'baillit dé tapes, tant qu'i pouvait, dans l'cul d'la main. Mé j'm'disais faut que j'l'attrape et j'fis mein' d'molli un brin. Vo voulé fair' eune bouenne jouernée que j'dis, ma j'ment vaut bi mue qu'cha, et vos crairiez que j'lai volée, si j'vo la l'ssais por çu prix-là. Faut vo dir' que not' écorchoue n'la voudrait pas por dix écus, et ch'est por qui qu'j'avais poue, qu'çu bon gas-là n'se r'tir' de d'ssus. Enfin apreux bi dé paroles, et dé tap'ments d'mains, no s'mins d'accord, et j'li livris por trent' pistoles à la grand' auberg' du Bras d'Or.

Comm' j'en étais conv'nu d'avanch' j'baillis quatr' francs por not' dainner, mais, j'en ris co, chaqu' coup qu'j'y pens'. L'aut' a poueyi (3) six francs d'café. J'ai rach'té eun' bell' amoueillante, aveuc el' prix d'ma vieull' jément; o n'me coût' pas deux chent chinquante, ch'est moitié de c'qu'o vaut d'argent, dé bêt's comm' cha, no z'en rofite, mais ch'est tout d'mêm' bi n'exposant, et l'vendeuse s'écappi bi vite, qu'en veyant cha j'en fis autant.

Qui qu'ch'est qu'tu dis té la Victouère, qu'no ma passé d'z'écus en plomb. Ah! Mais cha ch'est eune autr' histouère, j'en ai z'u quiqu's uns d'occasion, chinq por douz' francs, ch'est eune aubaine, l'marchand d'vach's en a déjà deux, je m'dis dans mé, faut qu'i le prenne, ch'est assé bon por un voleux.

Eh! Mais dit's dont, pendant qu'j'y pense, quiq'fée qu'vo z'ériez cha sû vous, j'vos z'érais bi d'la reconnaissance, de m'bailli d'la monnaie d'chent sous.


Charles Lemaître


(1) On pourrait écrire: fouère.
(1 bis): Les bouenn's gens d'Normandie, prononcez ch, dans les mots comme: sûrement, service, etc...
(3): Des écus en plomb contre de l'argent, il ne perdait pas au change.


La Foire d'Etouvy vue par Charles Lemaître

Président des Amis du Père Lemaître, Bernard Demoy a retrouvé ce succulent monologue que le conteur, né à Saint-Georges-d'Aunay, avait consacré à ce grand rendez-vous bocain.

L'association "Les Amis du Père Lemaître", dans l'article 2 de ses statuts, précise son but: "honorer, maintenir le souvenir et faire connaître la vie et l'œuvre de Charles Lemaître (1854-1928), poète et conteur normand".

Une tâche que remplit aussi Le Souvenir Français. Chaque année, le jour de la Toussaint, le Souvenir Français – qui ne rend pas seulement hommage aux militaires, mais aussi aux artistes, aux chercheurs, etc... – s'incline sur la tombe du Père Lemaître.

Pour tout contact: Bernard Demoy, Président-fondateur des Amis du Père Lemaître, 61, rue du Manoir 14840 Cuverville.

 

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