La Garanterie, par le Père Havard de la Montagne



Vers 1983, le Père Havard, alors curé de Bernières, redigea un petit récit contant un procès réel qui avait eu pour cadre la Garanterie. Il existe quelques contradictions, notamment d’un point de vue généalogique, avec les recherches de J. Durand de Saint-Front. Voici ce texte dans son intégralité:


“LA GARANTERIE ET LA SALLERIE”


Une troisième fois, elle ouvrit la grande fenêtre de la salle, pour admirer encore et plonger dans la nature ensoleillée et verdoyante en ce mois d’avril. Bien rare une telle splendeur dans la campagne normande à cette date, et Marie Jeanne-Baptiste de Mareuil ne peut se rassasier de ce spectacle.

D’abord, presque à ses pieds, sous les grands murs, un tapis de fleurs de toute espèce recueillies avec amour par sa mère, et qui tranche sur le vert aux mille nuances qui enserre et développe à la fois son jardin fleuri, gloire de la Garanterie.

Et puis, jusqu’à l’horizon toujours trouble et indiscernable, l’abondance de la végétation, la surabondance même, de ces verts, blés en herbe ou “pâtures” dont le coloris varie indéfiniment de “pièce” en “pièce”, composant un immense tableau de repos et de paix, sous un soleil aujourd’hui si prodigue, conjuguant ses bienfaits avec l’eau qui sournoisement baigne ces terres en profondeur et les fertilise.

Marie Jeanne-Baptiste a toujours aimé son domaine de la Garanterie. Elle y est née, comme ses sœurs Thérèse-Françoise, Jeanne-Emilie, Marie-Euphémie, Jeanne-Sophie, mais sans avoir d’abord, à cette jouissance privilégiée, le titre qui vient de la possession de ces beautés...

Il a fallu qu’elles soient providentiellement distinguées par le maître de céans Jean-Baptiste Le Marié, sieur de la Garanterie, en Bernières-le-Patry, sieur de la Haute Rochelle, et autres lieux, patron de l’église de Saint-Quentin-les-Chardonnets.

Ce haut chevalier, n’ayant eu d’enfants, avait décidé de laisser son héritage à ces cinq petites filles qui égayaient sa grande demeure silencieuse de leurs babillages et de leurs ébats. Ce bruissement enfantin les avait désignées à sa bienveillance, et par testament en bonne et due forme, chez Maître Restout, tabellion à Tinchebray, il laissait son glorieux domaine à la mère de ces joyeux enfants, Marie Catherine Guyot, veuve de Jean de la Broise, comme tutrice de ses cinq filles.

Les années ont passé depuis ces jours heureux où, petite fille, elle trottinait, avec ses sœurs, de salle en salle, semant le gazouillis de leurs confidences et les exclamations de leurs insatiables découvertes.

La Garanterie! C’était d’abord cette immense maison, où l’on se perdait, tant il était de réduits, de cachettes, d’escaliers secrets, de chambres et de couloirs!

Sa façade sud, percée de hautes fenêtres, s’ouvrait surtout sur un univers immense de campagne, panorama frémissant de vie et de lumière, mais sans demeure en vue, sinon cette petite chapelle de la Garanterie éloignée et mi-cachée derrière les arbres, et Tinchebray, qui devait être là-bas, au-delà de la ligne d’horizon.

La Garanterie, c’était aussi, quand on montait à l’étage, le couloir sur lequel s’ouvrait chaque chambre et qui donnait vue sur le nord cette fois. Et là s’éparpillaient les bâtiments, les fermes, le colombier, et ce fourmillement des “gens” de la Garanterie...

Et si on se penchait à une des fenêtres vers la gauche, on entrevoyait la Sallerie!

La SALLERIE! Quelle évocation! Quel choc!

Pourquoi ne se parle-t-on pas d’un côté et de l’autre de cette mare mystérieuse, qui sépare au lieu d’unir? Les oies, en caquetant dans un jeu d’ailes déployées nagent bien, elles, d’une rive à l’autre, sans éprouver d’appréhension, si ce n’est leur air de bêtes ahuries.

Pourquoi faut-il que les humains seuls s’évitent, se dérobent, se détournent quand par hasard ceux de la Sallerie sortent de “chez eux” à quelques pas de la mare?

Il y a pourtant ces bestiaux qui d’un côté comme de l’autre, vont boire à la mare, de leur pas lourd et massif; venant de la Sallerie, ils viennent un par un, par une maigre “coulée” qui ne livre passage qu’à une seule bête à la fois; elle vient alors flairer l’eau frémissante, la sucer longuement, et relever leur tête à la fois vide et pensive, laissant l’eau découler bruyamment de leur museau satisfait.

Mais à qui donc revient cette mare? A la Garanterie? A la Sallerie? Qui le dira??

La Garanterie surtout, c’était Jean-Baptiste Le Marié.

A lui seul, il “occupait” cette demeure et ce domaine! Il était le noble sieur des lieux. Mais s’il résidait à la Garanterie, à cheval sur Bernières et Saint-Quentin, il était encore seigneur de Saint-Quentin-les-Chardonnets, il était maître de la Haute Rochelle, autre fief puissant en Bernières-le-Patry... et “d’autres lieux”.

En particulier, il était patron de l’église de Saint-Quentin, et à sa mort, le 27 mars 1730, il sera inhumé en cette église, dûment muni à cet effet des permissions des curés de Bernières (les 2 cures de Bernières ne seront réunies par décret royal que le 2 décembre 1741).

Jean-Baptiste Le Marié exerce sur tous l’influence de son altière personnalité. N’est-il pas le chef incontesté de tout ce monde qui gravite autour de ses fiefs? N’a-t-il pas choisi de vivre ici, justement, à la Garanterie, alors que la noblesse française a opté de “faire sa cour” à Versailles et de s’éclairer aux rayons du Roi-Soleil? Jean-Baptiste Le Marié s’était fortement enraciné au contraire en son domaine provincial de la Garanterie, où il régnait en seigneur et patron.

Mais il n’était pas patron de Bernières et de son église!

On le lui avait bien fait savoir! Non pas à lui, mais à son grand-père, en 1634! Ce grand-père n’avait-il pas ambitionné de prendre une place avantageuse en l’église de Bernières aux dépens du sieur du Ménillet, véritable patron de l’église de Bernières!

Il lui fut signifié par la Cour de Rouen, le 2 janvier 1634, “que le sieur de Ménillet est très bien fondé d’exiger, au préjudice du sieur de la Garanterie (Jean Le Marié), d’avoir une place au lieu le plus éminent de la nef, non seulement à cause qu’il est patron de la dite église de Bernières, mais à cause qu’il est gentilhomme plus vieil et ancien que le dit sieur de la Garanterie...”

Est-ce à dire que Jean-Baptiste ne souffre nullement de sa place à l’église, et qu’il a tant de terres au soleil qu’un siège surhaussé à l’église ne doit pas le préoccuper? Voire!

Il a pourtant de Dieu et des choses religieuses une autre idée que son grand-père et il ambitionne plutôt de régir et de conduire tout ce monde de serviteurs que son rang et ses titres lui ont valu, vers leur destinée humaine et chrétienne, dont il a idée. Mais il aime aussi être encensé à sa stalle, après le curé, et cela fait partie de ses petits privilèges chéris.

Sans doute laisse-t-il à Marie Catherine Guyot, veuve de la Broise, la haute main sur son petit peuple, pauvre mais heureux, simple mais fondamentalement gai et rieur, travailleur mais sans ambition comme sans exigences, qui vit autour de lui petitement, gouailleur, ami des fêtes, honoré d’être “de la Garanterie”, comme et certainement plus que lui-même!

Marie-Catherine est justement une énergie et une intelligence hors pair pour ce monde d’humbles; sa marmaille de 5 petites filles ne la gêne nullement pour avoir l’œil partout, pour guider la plus jeune comme la plus “ancienne”, pour faire “assavoir” à Amable Lavigne (nom prédestiné!) qu’il est trop porté sur le “gros bère”, ou à Marcelline Chénel qu’elle ait plus à cœur de nourrir ses veaux et ses volailles que de “se rencontrer” avec son Prosper.

Oui, Catherine mérite la confiance de Messire Le Marié. Depuis qu’il a perdu femme, sans enfants, Catherine et ses cinq filles ont pris place au château, et la veuve de la Broise sait mener tout à bien, ses filles, les foyers paysans, le travail de tous et par surcroît le maître des lieux à servir et à faire servir.

Ainsi Mr Le Marié reçoit-il ses fermiers, ses intendants, de la Garanterie, de la Haute Rochelle, de Lambosne, de Saint-Quentin, pour les plus hautes œuvres.

C’est Martial Gascoin, un sage, qui aura dirigé la Garanterie pendant quelques 40 ans, et dont la fierté s’accompagnait d’une grande confiance en son “Maître”.

C’est Alexis Legris, qui présidait, lui, aux destinées de la Haute Rochelle, plus jeune, plus entreprenant, qu’il faut modérer un brin...

C’est Théodore Hergault, à Lambosne de Clairefougère, un homme rude, exigeant, mais aussi sous sa brusquerie un bon cœur...

C’est Auguste Blais, l’homme à tout faire de Saint-Quentin, aux interventions rapides et efficaces. Sous ces divers fermiers, tout un peuple s’agite et “ouvrage”. Ce sont: Alfred Letellier, Prosper Goulhot, Mathilde Lethessier, Amable Lavigne, Clémentine Frémont, Albert Duchatellier, Honoré Faudet, Alexis Foucault, Martine Anfray... des noms qui se perpétuent et qu’on retrouvera toujours en notre Bocage.

Mr Le Marié les connaît tous, bien sûr; ne sont-ils pas sa famille? Il les a tous vus grandir ou même naître sur ses terres. Lui, il se sait le centre de tout ce monde, de toute la Garanterie.

Il avait certes belle allure, Jean-Baptiste Le Marié! Sa taille (1m80) en imposait, et aussi sa corpulence, sa barbe blanche carrée, ses yeux bleus globuleux sous des sourcils épais.

Et puis, sa façon d’aller et venir partout avec jovialité, s’adressant à tous pour leur plus grande fierté, et aussi avec ses certitudes; il jugeait de haut choses et gens, péremptoirement. Car il parlait beaucoup, de tout et de tous avec tous, et il lisait pareillement, ce qui en définitive expliquait son assurance en ce monde d’analphabètes. Mais il était fondamentalement gai et entraînait tous ses partenaires dans sa belle humeur.

Souvent il développait des sujets favoris, que tous lui pardonnaient d’évoquer avec tant d’insistance, bien qu’il fut loin d’être un “radoteur”, mais il était imbu de certains principes sur lesquels il ne faisait pas bon de transiger.

Aux yeux de tous, à la Garanterie, il était indiscutablement le “Maître”. Aux yeux des cinq petites, Marie Jeanne-Baptiste, Thérèse-Françoise, Jeanne-Emilie, Marie-Euphémie, Jeanne-Sophie, il était leur “Dieu”.

Dans ce cadre merveilleusement attachant du château de la Garanterie, il exerçait un rayonnement incomparable sur ces petites déjà portées à tout admirer, à tout vénérer.

Surtout les deux aînées, Marie Jeanne-Baptiste et Thérèse-Françoise - 9 et 7 ans - ne pouvaient résister à cette séduction que leur mère Catherine faisait tout pour leur inculquer de son côté. Il en résultait même entre les deux petites comme une rivalité, bien féminine, mais surtout enfantine! Tout faire pour attirer sur elle l’attention de ce beau seigneur, tout-puissant, sensible aux charmes de leur enfance.

Oui, Marie Jeanne-Baptiste et Thérèse-Françoise ne se voyaient plus du même regard quand paraissait le maître de céans et qu’il les embrassait l’une après l’autre, avec un mot pour chacune.

Marie Jeanne-Baptiste se sentait déjà l’aînée et donc un droit de préférence. Elle connaissait un certain nombre de petites choses de la Garanterie, et Mr Le Marié appréciait de sa grosse voix et de son rire bruyant ses “connaissances”. Ce qui n’était pas sans agacer Thérèse-Françoise.

Au fond, n’était-elle pas plus intelligente - on le disait parfois devant elle - n’était-elle pas la plus avantagée par sa nature vive et ardente? Cela, elle le sentait sans pouvoir se l’exprimer à elle-même. Brune et fine, intuitive et intrigante, elle jouait son rôle de petite bonne femme déjà, dès ses 7, 8, 9 ans. A la mort de Mr Le Marié, elle aura 10 ans, et Marie Jeanne-Baptiste, 12.

Cette ombre de jalousie entre les fillettes ne durera que peu de mois, mais elle fait partie de ces bonheurs inachevés, de ces taches légères sur le tissu très pur de leurs âmes enfantines...

Et voici où vont les pensées de Marie Jeanne-Baptiste en cette matinée radieuse d’avril 1758: vers ce passé désormais dépassé, vers ces années 1725-1730 où les souvenirs se sont gravés, précis et documentés, pour la vie. Que de choses depuis!

Et d’abord la mort de Mr Le Marié le 27 mars 1730, l’installation dans ses appartements de la Garanterie d’abord en famille, puis après le partage des cinq lots en 1732 (elle a 14 ans), elle y sera reine avec sa mère toujours vaillante à ses côtés. Et c’est son mariage, en 1738, avec Pierre de Mareuil, auquel elle apporte en dot la Garanterie, dans sa corbeille de noces.

Mais il meurt soudain en 1750! Quel effondrement! Sans enfants, elle poursuivra cependant... et voici en avril 1758 qu’elle a 40 ans!

Toute à ses pensées sur le passé, Marie Jeanne-Baptiste n’a pas perçu le bruit et l’animation qui, depuis une demie-heure, dans son dos, emplissaient la cour, sur la façade nord du château.

Les voitures se succédaient, cahin caha, mordant sur la pierraille de l’avenue, les gens excitaient à grands cris leurs chevaux (Mignonne! Mouton! Gazelle!) et faisaient reculer leurs carrioles à côté les unes des autres à grands renforts de jurons et de manœuvres. Puis, les hommes en longue “blaude” discutaient entre eux, par groupes, l’air grave et à voix basse.

Il était près de 9 heures du matin et il avait fallu faire vite, après le “soin des bêtes”, pour arriver à l’heure fixée par le juge de la Cour de justice de Vire, qui les a convoqués à “comparaître le lundi vingt-neuf avril courant, à neuf heures du matin, en la paroisse de Bernières-le-Patry, au lieu de la Garanterie, sur les terres et objet de litige, devant Mr Canu, juge commissaire pour la déposition de leur témoignage”.

Mais voici le cabriolet du juge et ses assesseurs, suivi de près par les voitures des deux avoués, celui du demandeur et celui du défendeur. Le juge a vite fait de descendre, élégamment coiffé et botté, et suivi de ses greffiers, vient serrer d’une main distraite celle des avoués qui l’ont rejoint.

L’objet du litige”? Le voici!

C’est cette mare à eau profonde et transparente, d’une étendue de 10 ares 90 centiares, à laquelle ils font face maintenant et vers laquelle tous s’acheminent à leur tour, d’une lente démarche, faite de respect mêlé d’une certaine inquiétude.

Ce n’est pas une mince affaire qui va, qui doit se clore ce matin, de par la décision du juge, après audition des 13 témoins de l’enquête et des 9 témoins de la contre-enquête.

De la grande salle, Marie Jeanne-Baptiste, sortie de sa torpeur, a vivement gagné le couloir qui réunit les pièces du rez-de-chaussée, et par la haute fenêtre, entre les immenses rideaux, elle suit avidement désormais les mouvements, le brouhaha, et par-dessus la mêlée, la fière silhouette du juge, tout pénétré de son autorité!

Elle les dévore du regard, car c’est bien elle qui a provoqué ce remue-ménage de hauts messieurs et de lourds paysans. Oui, elle a voulu en finir avec ces continuelles plaintes de sa sœur Thérèse-Françoise, qui règne sur la Sallerie, à quelques pas de la mare “litigieuse”.

Et aussi elle a voulu en finir avec ces visages muets et hostiles, fermés et dévorés de reproche, qu’elle rencontre à chaque pas dans ce coin de Bocage.

Qu’en était-il exactement de cette “mare au poisson”?

Avant sa mort, Jean-Baptiste Le Marié avait décidé de partager ses immenses domaines entre les cinq filles de Catherine de la Broise, et cinq lots avaient été dûment consignés, à grand renfort d’écritures, pour satisfaire les cinq jeunes héritières.

L’aînée était justement Marie Jeanne-Baptiste, et lui avait été octroyé la plus belle part: le château de la Garanterie. Après elle, Thérèse-Françoise obtint la Sallerie, qui avait toujours été considérée, à juste titre, comme une demeure de belle élégance, entourée de ses jardins, de ses terres mi-labours, mi-pâtures, qui jouxtait les prés et les cultures de la Garanterie.

Entre deux, cette “mare au poisson”. On n’avait pas pris garde de préciser son appartenance, chaque domaine n’avait-il pas d’autres mares, tout aussi poissonneuses et qui “tenaient l’eau” à toute époque de l’année, pour abreuver les bêtes?

Tour à tour, la bonne entente régnant et les lois de bon voisinage aidant, le fermier de la Garanterie, puis celui de la Sallerie, curaient la mare, y pêchaient la truite, y faisaient boire leurs bêtes, sans grandes “réflexions” des uns ou des autres.

Avec le temps, la mare au poisson fut appelée “Mare de la Sallerie” mais certains disaient pourtant que de tradition immémoriale elle était propriété de la Garanterie...

Et puis, les années s’écoulant, vint le temps des remarques, des reproches, des animosités, des aigreurs: “la mare perdait sa belle transparence de jadis, les truites mouraient, les bêtes ne pouvaient plus accéder aisément à l’eau...” entre les domestiques d’abord, qui rapportaient aux fermiers, et le fermier résolut d’en “tenir un mot” au maître.

On avait transigé d’abord: à la Garanterie on avait fermé par une haie vive l’accès à la mare litigieuse; les bêtes de la Garanterie allaient s’abreuver ailleurs. On curait la mare de moins en moins pour éviter des affrontements et des discussions inutiles...

Mais ce n’étaient là que des demi-mesures. En 1756, Pierre Levoivenel, fermier de la Garanterie, n’eut-il pas l’idée, en cette année de redoutable sécheresse, d’épandre sur ses terres l’eau recueillie dans la mare... et de son côté, en 1757, Alexis Angot, fermier de la Sallerie, ayant transformé en pâture sa pièce de labour, ne voulut-il pas aménager un passage plus large dans les “saulées” sur le talus de la mare, et même un terrassement et un nivellement pour abreuver ses bêtes plus aisément?

Excédée, Thérèse-Françoise vint un jour à la Garanterie s’en entretenir avec sa sœur. Mais le ton monta vite quand on en vint à évoquer les personnes: “J’ai toute confiance en Pierre Voivenel” ou bien: “Mon fermier Alexis Angot ne saurait avoir mal vu”.

Aussi les deux sœurs se quittèrent très froidement. Et commença la guerre sournoise, l’ignorance voulue des deux populations voisines (“on ne se parlait plus”), et aussi les multiples actes de malveillance, créant une tension devenue très tôt intolérable.

En mars 1758, n’y tenant plus, Marie Jeanne-Baptiste adressa plainte au Juge de la Cour de Justice de Vire, et dès lors s’amorça la rencontre d’aujourd’hui, 29 avril 1758.

Les enquêtes seront reçues sur les lieux du litige par le magistrat commis à cet effet”. “Il s’agit de rechercher si pendant les 25 années qui ont précédé les modifications et transformations opérées par Alexis Angot en 1757, le fermier de la Garanterie Pierre Levoivenel a joui exclusivement de la mare au poisson, ou bien si, au contraire, il a laissé, volontairement ou non, son voisin se livrer à des actes de co-propriété”.

Sur ordre du juge, ses assesseurs éloignent d’abord le groupe des témoins pour qu’ils n’aient pas connaissance des dépositions faites avant la leur. Et toujours du même pas lent et mesuré, les divers témoins se déplacent donc vers l’avenue du château.

Et voici qu’on interpelle le premier témoin de l’enquête.

Marie Jeanne-Baptiste écarte légèrement les rideaux, elle ouvre la fenêtre pour entendre discrètement les dépositions, assise dans la bergère du salon qu’elle a approché de la fenêtre. Ce sont ses témoins que l’on entend d’abord, et à commencer par Pierre Levoivenel lui-même.

Il se déclare: 77 ans, fermier de la Garanterie depuis 40 ans. Depuis ce temps qu’il fait valoir la propriété de Mr Le Marié, puis de Mr et Mme de Mareuil, “je ne me suis jamais aperçu que les bestiaux de la Sallerie soient venus s’abreuver à la mare à poisson. Le talus qui sépare la pâture de la mare ne rendait pas possible l’accès de ce côté. La mare est une parcelle de la terre de la Garanterie”. Le greffier répète la déposition, puis inscrit: “Telle est sa déposition dont, lecture faite, le témoin a déclaré qu’elle contient vérité, qu’il y persiste, n’a rien à y ajouter ou changer, et a signé avec nous, juge commissaire et le commis greffier”.

Puis intervint: André Lethessier, 50 ans, cultivateur à Saint-Quentin-les-Chardonnets: “Il y a 17 ans, mon père a quitté la terre de la Sallerie”. Il y était resté 30 ans. Quand Madame de Saint-Louvent (Thérèse-Françoise) s’est installée à la Sallerie, il ne profitait pas de la mare, car il ne la considérait pas comme sienne:

Jamais mon père n’a curé cette mare ni profité du poisson... Au bout du talus longeant la mare du côté de la Sallerie, il y avait bien environ un mètre de passage par lequel on aurait pu accéder à cette mare et où les bestiaux auraient pu passer; mais cet espace était clos par des ramées piquées en terre; mon père avait planté ces piquets pour empêcher tout accès de la part de la Sallerie. Depuis que Angot est sur la ferme de la Sallerie (depuis 1741), la clôture dont je viens de parler a été supprimée et le passage est libre”.

3ème témoin: Clémentine Lethessier, 46 ans, cultivatrice au Mesnil-Ciboult, sœur du témoin précédent. “J’ai toujours entendu dire que la mare en litige était la propriété exclusive de la ferme de la Garanterie. Mon grand-père serait arrivé sur la terre de la Sallerie en 1696 et mon père y serait resté environ 30 ans. L’un et l’autre considéraient la mare comme trop profonde et n’y laissaient pas aller leurs bestiaux”.

4ème témoin: Prosper Blais, 47 ans, journalier à Saint-Quentin-les-Chardonnets. “J’ai entendu dire à Pierre Levoivenel, fermier de la Garanterie dont j’ai été le domestique, que la mare litigieuse était la propriété exclusive de cette ferme. Il y a une vingtaine d’années, j’ai bien vu les bestiaux de la Sallerie descendre à la mare, et ce, en passant à travers les ronces. J’ai vu le fait se renouveler bien des fois, une fois la récolte enlevée”.

Et les témoins se succèdent, reprenant les mêmes affirmations, avec quelques variantes, mais l’heure tourne, et sur son registre le greffier écrit: “Attendu qu’il est midi et que tous les témoins engagés n’ont pu être entendus, nous, Juge, avons renvoyé à deux heures de l’après-midi, au bourg de Bernières, pour l’établissement de la contre-enquête”. Et ainsi, à deux heures de l’après-midi, au bourg cette fois, sont entendus les neuf témoins de la contre-enquête.

Le premier témoin est aussi le propre fermier de la Sallerie:

Il y a eu 17 ans au 25 mars dernier que je suis fermier de la Sallerie” dit Alexis Angot, 61 ans. “Quand il n’y avait pas de récolte sur pied ou non engrangée, sur le jardin de la Sallerie, les bestiaux ont toujours été s’abreuver à la mare. Dans le bout de cette mare, il y avait une petite “avallée” d’un mètre à un mètre et demi environ, puis des souches à travers lesquelles les bestiaux passaient, ainsi que par l’avallée dont j’ai parlé. Il y a une quinzaine d’années, un chêne qui se trouvait sur le talus étant tombé dans la mare, il avait fait une “coulée” par laquelle les bestiaux passaient”.

Le 2ème témoin était un jeune journalier, Emile Dumesnil, originaire de Roullours, qui avait été durant 5 ans domestique chez les Angot à la Sallerie: “Les bestiaux allaient d’eux-mêmes s’abreuver à la mare par un passage de 3 ou 4 mètres...”

Et ainsi se poursuivait l’audience des témoins: cultivateur à Rully, cafetier à Saint-Quentin, journalier à Mesnil-Ciboult, taupier à Bernières, ou “occupée au ménage”, répétant avec lassitude les mêmes arguments, ni faux ni vrais.

C’est à la nuit noire que tout le monde s’ébranle pour regagner vaille que vaille, par les routes défoncées d’abord, puis par les “charrières”, leur domicile et leur grande maison de granit...

Mais les esprits restent insatisfaits: qu’en sortira-t-il de ces dépositions toutes ou presque toutes douteuses ou approximatives, trop modelées les unes sur les autres... Un ancien notaire de Tinchebray écrira à un ami:

Je regrette vivement la détermination de Madame de Mareuil, car l’appréciation de ces déclarations, en présence de ses titres et des nombreux témoignages de l’enquête et de la contre-enquête, va être finalement à l’opposé de ce qu’elle attend. En réalité, il n’y a que trois témoignages de la contre-enquête qui sont complètement contraires à ses intérêts. Pour moi, je n’en doute pas, ce sont des témoignages achetés, d’autant plus que dans la contrée on ne craint pas de le dire ouvertement. L’opinion dans le pays est certainement contre elle”.

Devant cette sourde opposition qu’elle n’attendait pas en effet et qu’elle sentait s’amplifier, Madame de Mareuil se décida à faire appel à la Cour de Justice de Caen. Dans la Grande Salle de la Cour de Caen, on assista à la reprise des témoignages et contre-témoignages... Mais, cette fois, une décision plus nette fut prise: la Mare de la Sallerie appartiendrait moitié par moitié aux fermes de la Garanterie et de la Sallerie. Les bestiaux de chaque ferme y auraient accès, sans opposition possible. Le curage de la mare reviendrait périodiquement à l’un ou à l’autre fermier de la Garanterie ou de la Sallerie, à tour de rôle.

Ainsi prenait fin cette lamentable histoire qui avait causé tant de mal aux propriétaires, aux fermiers, à tout le pays. A la sortie de la Grande Salle de la Cour de Justice de Caen, en passant la grande porte massive, Madame de Mareuil et Madame de Saint-Louvent se trouvèrent par hasard face à face, dans l’obscurité de l’embrasure.

A l’ouverture du battant extérieur de la porte, en un éclair de lumière, elles se reconnurent et elles eurent un mouvement instinctif de recul. En une seconde aussi, Madame de Mareuil comprit quelle occasion lui était ainsi donnée; et d’un pas décidé, elle revint vers sa sœur, et sans dire mot, l’embrassa. Marie Jeanne-Baptiste et Thérèse-Françoise s’étreignirent ainsi en silence quelques secondes, dans la joie d’une paix retrouvée et d’une amitié reconquise.

Tout autour, les “gens” des deux domaines, montés à Caen avec leur dame, observèrent bouche bée et en silence, sans un mouvement, cette scène inattendue. Puis, avec la même soudaineté, les visages s’ouvrirent et la sympathie mystérieuse et puissante envahit à nouveau tout ce monde que tant de liens unissaient et qu’une pauvre mare avait si longtemps séparés.”

Retour