VOYAGE A VÉLO EN 1992

4230 km jusqu’en Hongrie

 

En 1992, je fais 5400 km à vélo, dont un trajet de 4230 km en 24 étapes, au cours de l’été. Je pars le dimanche 28 juin au petit matin. Mon frère François m’accompagne quelques kilomètres avec son vélo. Nous traversons ensemble Bernières-le-Patry et Rully, et nous nous séparons peu avant Vassy. Je disparais alors, happé par le brouillard. Aux environs de Saint-Germain-du-Crioult, au bout d’une quinzaine de kilomètres seulement, je subis ma première crevaison. Elle n’allait pas être la dernière…

 

Je dépassé Condé-sur-Noireau, Falaise et Lisieux. Aux environs de Bourgtheroulde, ayant besoin d’eau, je frappe à la porte d’une humble masure afin d’en obtenir. Je suis accueilli par un homme droit et sec, âgé de 65 à 70 ans. Bourru et susceptible, il m’offre l’hospitalité et me retient environ une demi-heure. Il me parle de son dernier accident de vélo, de l’armée, d’armes et de munitions, de la dernière guerre, à laquelle il a participé – je n’ose lui demander dans quel camp – des jeunes et des vieux.

 

Quand sous ma casquette il s’aperçoit que je n’ai plus de cheveux – je me suis en effet rasé le crâne avant de partir – il a un mouvement de surprise. Je lui déclare alors, tout sourire: « Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas un bagnard évadé! », ce qui bien sûr n’est qu’une boutade. Il me rétorque très sérieusement: « Non non, tu m’fais pas peur! ». Je suis alors un peu embarrassé, mais ma gêne disparaît bien vite et je retrouve le sourire.

 

Mon hôte, drapé dans sa dignité, évoque alors les jeunes qui prennent les vieux pour des cons, et parfois même pour des vieux cons. De la façon dont il me regarde, je sens bien qu’il me vise en particulier, bien à tort d’ailleurs. Mais quand une idée fixe est installée dans l’esprit de quelqu’un, il est très difficile de l’en déloger. Je me fais alors tout ce qu’il y a de plus humble et ne dis plus rien que de très banal.

 

Nous parlons de son Italie natale, ce qui semble le réjouir quelque peu. Finalement, en prenant congé, je réussis à lui faire retrouver le sourire en le remerciant de son hospitalité. Je le quitte, l’esprit libéré, et me dirige vers Rouen, une ville au patrimoine très riche. Après l’avoir traversée, je sillonne en peu de temps le nord de la France: Gaillefontaine, Poix-de-Picardie, Amiens, Cambrai et Maubeuge.

 

LA BELGIQUE.

 

J’entre alors en Belgique , passe par Namur, au confluent de la Sambre et de la Meuse, et me dirige vers les Pays-Bas.

 

LES PAYS-BAS.

 

J’y découvre une belle ville, Maastricht, posée de part et d’autre de la Meuse.

 


 

L’ALLEMAGNE.

 

Le soir du quatrième jour, je suis à Aachen, en Allemagne. Cette ancienne capitale de l’empire de Charlemagne est également connue sous le nom d’Aix-la-Chapelle. Je traverse ensuite Düren et Euskirchen, avant d’arriver à Bonn. Cette ville magnifique, qui vient de perdre son titre de capitale au profit de Berlin, du fait de la réunification allemande, m’impressionne agréablement.

 

Les pistes cyclables y sont nombreuses, et serpentent souvent au beau milieu d’espaces verts. Je franchis le Rhin et le remonte ensuite pendant environ 2 km, sur la rive droite. Le décor est splendide.

 

 

Large d’une centaine de mètres, une bande verte plantée d’arbres à foison accueille sous ses frondaisons cyclistes et promeneurs au cœur de l’ancienne capitale. Après ce paisible moment de bonheur simple, j’affronte une terrible côte de 4 km. Je roule alors plein est et Bonn est déjà loin. Cette région est boisée, sauvage et peu peuplée. Je dépasse alors Altenkirchen, Herborn, Wetzlar, Gieβen, Grünberg, Alsfeld, Bad Hersfeld et Vacha. Depuis peu, la République Démocratique d’Allemagne n’existe plus. Rattachée à l’ancienne République Fédérale d’Allemagne, elle fait maintenant partie de l’Allemagne réunifiée. Cependant, peu de choses ont réellement changé.

 

Marksuhl, le premier village que je traverse en ce territoire désolé, présente tous les signes de la décrépitude sous un pâle soleil voilé par les nuages. Pour atteindre Eisenach, je roule sur une route en très mauvais état, inégale et défoncée. Je roule même par instants sur des pavés grossièrement taillés.

 

Eisenach ne peut me laisser indifférent. La couleur prédominante est le gris. Tout y est gris, mis à part quelques trop voyantes richesses de type occidental, acquises par des fortunés. Les Trabant, ces horribles petites voitures du défunt régime communiste, sont encore fort nombreuses. Au milieu, les BMW offrent un contraste choquant. La ville en présente d’autres tout aussi saisissants: parmi les HLM lézardées et les commerces tristounets s’étalent de nouvelles constructions aux couleurs insolentes.

 

Une déviation m’oblige à emprunter une route calamiteuse. Les pavés émergent tant bien que mal des flaques boueuses. Je dois marcher à côté de mon vélo sur une centaine de mètres, tellement la route ne mérite plus son nom. Le soir s’annonce, accentuant la noirceur de la ville. Désorienté, je demande ma route à un autochtone. Son aspect plus qu’étrange ne manque pas de m’intriguer, particulièrement ses narines extraordinairement dilatées et dans lesquelles plongent mes yeux, attirés par ce gouffre béant. Je traverse avant de m’arrêter Wutha-Farnroda et Schönau-an-der-Horsel. Je m’endors dans un pré humide, près d’une grosse balle de foin, dans un état de grande morosité.

 

Les jours suivants, par un temps humide et gris, je dépasse Gotha, capitale de l’ancienne duché de Saxe-Cobourg-Gotha, Erfurt et Weimar. Capitale du grand-duché de Saxe-Weimar, cette dernière fut au XVIIIème siècle un des grands centres intellectuels de l’Allemagne. La constitution de la République de Weimar y fut promulgée en 1919, et ce régime dura jusqu’en 1933.

 

Je continue ma route, passant par Jena, Gera, Greiz, Schneeberg, Aue et Schwarzenberg. Je suis aux portes de l’Inconnu. Au sortir d’Oberwiesenthal, une longue montée se présente. Au sommet se trouve la frontière germano-tchécoslovaque. Quelques soldats armés de Kalachnikov gardent cette frontière, témoignage d’un passé communiste à présent révolu. Dans son bureau, le douanier s’esclaffe en voyant la photo sur mon passeport. En effet, m’étant depuis rasé le crâne, la différence est flagrante. Après le traditionnel coup de tampon, il me rend mon passeport avec un grand sourire, tout en prononçant le mot « souvenir » en français.

 

LA TCHÉCOSLOVAQUIE.

 

Ce pays de 15 millions d’habitants est pour moi l’un des plus énigmatiques qui soit, de par sa position, sa langue ou encore son passé. Des Krušné Hory, ou Monts Métallifères, je descends en direction de la plaine, vers le sud. Je traverse en trombe Boži Dar et Jáchymov – Gottesgab et St-Joachimsthal en allemand. Je n’ai en effet guère envie de demeurer plus longtemps en compagnie de villageois à la mine sombre et patibulaire. Les maisons sont délabrées et tout respire ici la pauvreté.

 

Au début du XVIème siècle, d’importants gisements d’argent ont été découverts dans les environs. Cette découverte a eu d’énormes répercussions sur les devises européennes, car les pièces frappées à partir de cette matière première ont circulé sur la totalité du continent. Cette pièce s’appelait tout d’abord le Saint-Joachimsthaler, puis le Thaler en abrégé. Ce nom a en fin de compte été employé dans le monde entier, et son descendant le plus connu est le dollar.

 

Au début des années 1990, la Révolution de Velours a chassé les communistes du pouvoir, mais, dès le 1er janvier 1993, le séparatisme allait l’emporter, faisant apparaître deux nouveaux états: la République Tchèque et la Slovaquie.

 

Le tchèque est une langue fort complexe, et je me contente d’en apprendre une dizaine de mots afin de pouvoir me débrouiller un minimum: 1 jedna, 2 dvĕ, 3 tři, 4 čtyři, 5 pĕt, eau voda, oui ano, non ne, s’il-vous-plaît prosím, merci dĕkuji, bonjour dobrý den, au revoir na shledanou.

 

Dans la soirée, je traverse Karlovy Vary – Karlsbad en allemand. Je n’y reste pas, la soirée s’annonçant dans une épaisse couche de brouillard. Cette nuit, il me faut absolument un abri pour dormir. En effet, je n’ai guère été heureux les jours précédents, et il me tarde de retrouver le soleil. Ne trouvant aucun bâtiment susceptible de m’accueillir, je m’arrête près des lumières d’un village perdu, Cihelny. Je m’installe de l’autre côté de la route, sous de frêles sapins offrant une bien maigre protection contre la pluie qui, je le crains, ne manquera pas de s’annoncer. Mon sac de couchage est trempé, et il ne me reste quasiment plus de vêtements secs.

 

J’emballe mes affaires les plus précieuses dans des sacs-poubelle, en installe quelques uns par dessus mon sac de couchage et tente de m’endormir. Les dernières voitures quittent le proche bitume pour se perdre dans la nuit. Des chiens aboient dans le lointain, puis survient le règne des Ténèbres. La Brume est là, douce, caressante et enveloppante. Elle me fait sentir toute sa force jusqu’aux tréfonds de mon être, et commence à prendre possession de mon esprit. Je m’endors.

 

En pleine nuit, le réveil est brutal: il pleut. Je tente bien un bref instant d’ignorer cette pénible réalité, de me rendormir, de me réfugier de nouveau dans mes rêves libérateurs, en vain. Il ne me faut que quelques secondes pour remballer tout mon paquetage et fuir à travers la nuit, en direction de ce village entre-aperçu quelques heures auparavant. Ses lumières blafardes m’attirent tel un insecte. Au beau milieu de la route, le ressort qui maintenait l’une de mes sacoches se prend dans les pignons, empêchant ainsi la roue arrière de tourner. Je dois donc saisir mon fidèle compagnon sur mes épaules. L’abri est proche, il n’attend que moi.

 

Entre la route et le village se trouve une voie de chemin de fer. Je la franchis et vois alors un trou noir dans une maison blanche: c’est l’entrée, car il n’y a pas de porte, de la salle d’attente de la gare de Cihelny. Il fait nuit et je suis seul, ruisselant, fourbu, mais heureux de cet abri de fortune. L’intérieur est austère, les murs sont nus, le plancher en bois, seul un banc faisant le tour de l’unique pièce meuble quelque peu cet endroit lugubre. Je pose mes affaires trempées sur le plancher, espérant de façon illusoire les faire sécher. Je fais alors l’inventaire de ce qui me reste de sec: un tee-shirt et un pyjama. C’est mince en vérité.

 

Nullement découragé par ce nouveau coup du sort, je me revêts de ces ultimes effets et me recroqueville sur moi-même, tel un fœtus sans défense livré aux forces du Mal. Je somnole ainsi peut-être quelques minutes, ou quelques heures, je ne sais plus. Avant l’aube, je suis réveillé par un fracas de tous les diables: un train s’est arrêté, le temps de décharger quelques voyageurs. Une vieille femme entre dans la salle d’attente. Bien involontairement, je dois l’effrayer, car je ne suis guère présentable. Elle se couvre la tête d’une capuche en plastique et disparaît sous la pluie qui continue de tomber. D’autres trains passent. L’aube vient. La pluie cesse. Je repars.

 

Je dépasse rapidement Bečov et Mnichov – Petschau et Einsiedl en allemand. J’entre alors dans Mariánské Láznĕ – ville thermale que les Allemands nomment Marienbad. Je m’arrête sous un abri-bus désert, le temps de me reposer quelques instants. Ma solitude est troublée par l’arrivée successive d’une dizaine de personnes. Je me sens totalement dépaysé quand ceux-ci se mettent à parler entre eux, en tchèque bien entendu. Etrange sensation. Le bus passé, je me retrouve tout seul.

 

Je flâne dans la ville superbe à la recherche de ses rares commerces. A cette heure, seul un marchand ambulant de chocolats et boissons occidentaux, style Twix, Snickers, Mars, Fanta, Pepsi-Cola ou encore l’inévitable Coca-Cola, me permet de manger quelque peu.

 

J’ai besoin de pain. Je réussis tant bien que mal à dénicher une boulangerie, mais celle-ci n’ouvre qu’une heure plus tard. Que faire? Attendre ou ne pas attendre, telle est la question. Deux femmes passent par là. L’une d’elles me demande: « Do you speak english? ». J’acquiesce. Elle semble alors fort soulagée. Elle me demande donc, toujours en anglais, le chemin de la gare. Que puis-je lui dire? Je suis ici un étranger, tout comme elle. Heureusement, un jeune homme du coin, qui parle allemand, peut lui répondre par l’intermédiaire de sa compagne. Je quitte alors ce petit monde sous un ciel plus ou moins engageant et me dirige vers le sud, dépassant Planá et Tachov.

 

Je ne possède pas de cartes précises de cette région, aussi me perds-je une fois de plus. Je tente bien de me diriger de par la position du soleil, mais en vain. Mon premier contact avec un pays dévasté par la gestion communiste est désastreux. Je ne trouve rien à manger et il me faut revenir en Allemagne. Je demande ma route à un quidam bêchant dans son jardin. Il parle un peu l’allemand et nous pouvons donc converser.

 

Il m’indique la deuxième route à droite ou quelque chose comme ça. Je le remercie, pars dans la direction indiquée, hésite puis reviens sur mes pas afin de lui demander de plus amples explications. Dans les mois qui allaient suivre, la Tchécoslovaquie allait se disloquer. Je demande à mon interlocuteur ce qu’il en pense. Sa réaction est vive et soudaine: « Jamais! », puis, en m’indiquant la route d’un bras rageusement tendu: « Au revoir! ». Je ne me le fais pas dire deux fois.

 

La route jusqu’à la frontière est fort agréable. Il fait beau et l’endroit est calme. Quand j’arrive en vue du poste-frontière de Rozvadov, une impressionnante queue de véhicules en tout genre, principalement des poids lourds, est en train de patienter. Je me faufile discrètement au beau milieu de tout ce monde et me retrouve derrière quelques voitures immobilisées devant le poste. Je me vois alors dans le reflet de la vitre arrière de celle qui me précède. Avec mon crâne rasé, j’ai vraiment une tête de bagnard évadé. Mes cheveux ont un peu repoussé, mais le spectacle n’est pas beau à voir.

 

L’ALLEMAGNE.

 

J’entre de nouveau en Allemagne, en Bavière cette fois-ci. J’avise une sympathique petite piste cyclable à droite de la chaussée. Quelques mètres plus loin, je m’arrête, histoire de remettre de l’ordre dans mes affaires. Comme par hasard, une voiture blanche et verte de la police allemande vient à ma rencontre, sur cette piste réservée aux vélos. Deux hommes en sortent et se présentent: « Deutsche Polizei ». Sur le coup, je n’ai rien de mieux à leur dire que ce mot formidable: « Vraiment? ». L’un des deux policiers me répond avec une pointe d’ironie: « Vraiment… ». Je leur donne donc mon passeport. Dès qu’ils voient ma nationalité, et après un court entretien, ils me laissent tranquille et me souhaitent même bon voyage.

 

J’achète de quoi me restaurer à Waïdhaus, me repose un peu, puis reprend ma route en direction du sud : Eslarn, Schönsee, Tiefenbach, Schönthal, Cham, Urleiten. A Regen, ville bavaroise dont le nom signifie « la pluie », je constate qu’elle porte bien son nom. La pluie m’accompagne ainsi jusqu’au soir.

 

Ce n’est pas une grosse averse ponctuelle, mais un crachin insidieux qui me mine le moral. Je commence à rêver d’une bonne canicule, d’un soleil ardent et ravageur qui puisse anéantir toute l’humidité dont je regorge.

 

Dans la soirée, je traverse Kirchdorf, Ruderting et Passau. Je m’égare dans la vieille ville de Passau, un quartier aux minuscules ruelles pavées évoquant un Moyen-âge depuis longtemps disparu. Je quitte la ville aux trois rivières – Danube, Inn, Ill – et franchis la frontière. Je demande aux douaniers les prévisions de la météo pour le lendemain. Excellentes, me répondent-ils, quoique la nuit s’annonce pluvieuse. Enfin! Ces trois jours de pluie m’ont atteint, et il me tarde de retrouver une atmosphère ensoleillée.

 

L’AUTRICHE.

 

Le plus urgent est de trouver un abri pour la nuit. Je roule et je roule, sans en trouver. Je dépasse Pyrawang et Engelhartszell. Peu après, je vois un ensemble de buses de toutes les dimensions, près desquelles je m’arrête quelques instants. Ma décision est vite prise: je vais passer la nuit ici.

 

Je mets mes affaires bien à l’abri dans des buses et me propose, alors que la luminosité diminue de plus en plus, de me trouver un bon lit. J’hésite. Le ciel m’aide alors à sa manière, en m’envoyant une bonne averse. Je m’engouffre alors immédiatement dans la première buse venue. Force m’est donc de dormir, ou tout du moins d’essayer de dormir, dans une position fœtale plus qu’étriquée. Au petit matin, je suis naturellement courbaturé de partout. J’ai mal au dos, aux reins, aux membres et aux articulations.

 

Cependant, le ciel est bien dégagé, ce qui annonce enfin le beau temps. Je peux donc à présent faire sécher mes vêtements et mon sac de couchage au soleil. Toute la journée, je longe le beau Danube bleu sur une piste cyclable, loin des Hommes et si proche de la Nature. Je dépasse Schlögen, Haibach, Hartkirchen, Linz, Langenstein et Mauthausen, petit village célèbre pour son camp de concentration de la seconde guerre mondiale. Je poursuis ma route en passant par Naarn, Perg, Baumgartenberg, Grein, Persenbeug, Marbach, Melk et Loosdorf.

 

Je m’endors près d’une colline, dans l’herbe d’un chemin. A mon réveil, en ce matin du 9 juillet, j’éprouve une étrange sensation. Pour la seule et unique fois de mon voyage, et même de tous mes voyages, je me réveille en pensant me trouver dans mon lit à Noron. Après m’être posé la question rituelle: « Mais qu’est-ce que je fais-là ?!? », je reprends rapidement mes esprits et me lève.

 

Ce jour-là, je dépasse Prinzersdorf, Sankt-Pölten, et la capitale autrichienne, Vienne.

 

LA HONGRIE.

 

Dans la soirée, je passe par Hainburg-an-der-Donau et pénètre de nouveau sur le territoire tchécoslovaque. Je circule dans la banlieue de Bratislava et ne fais que quelques kilomètres avant d’entrer pour la première fois de ma vie en Hongrie.

 

La Hongrie. Un pays qui me fascinait, qui me semblait tellement inaccessible, et voilà que j’y étais! Je l’imaginais pauvre, dévasté par le communisme. Et je vois sur le bord des routes des montagnes de nourriture que des gens proposent à la vente: melons, fruits en tout genre, légumes et autres produits du jardin. Je traverse rapidement la plaine hongroise sous un soleil radieux: Rajka, Mosonmagyaróvár, Gyór, Székesfehérvár, Sárbogárd, Cece, Vajta, Szedres, Szekszárd et Mohács.

 

En 1526, le roi de Hongrie fut battu et tué à Mohács par les troupes turques. Cette défaite eut pour conséquence la division de la Hongrie en trois parties. La reconquête impériale s’effectua à la fin du XVIIIème siècle, et la Hongrie fut alors sous la domination des Habsbourg.

 

Un petit monument symbolise cette bataille au centre de la ville. Je m’arrête auprès, le temps de me restaurer et de remettre de l’ordre dans mes affaires avant de quitter ce pays. J’ai encore beaucoup de billets hongrois, des forints, dont je ne sais que faire. La vie est ici très bon marché pour un possesseur de devises occidentales. J’en ai profité pour acheter beaucoup de nourriture, et ai également mis de côté quelques billets pour les collectionneurs, à commencer par moi-même.

 

Je poursuis ma route en direction de la Croatie et d’Osijek. Sur une dizaine de kilomètres, je ne rencontre que trois ou quatre voitures, dont aucune ne va dans ma direction. Je suis pourtant sur un axe routier assez important. La raison en est fort simple: c’est la guerre. Serbes et Croates s’entretuent depuis plusieurs mois, et les nationalismes exacerbés ont mis à feu et à sang cette terre vers laquelle je me dirige.

 

Osijek et Vukovar ne sont plus que des ruines fumantes. Cependant, la guerre continue dans cette région de la Croatie revendiquée par les Serbes, ce que j’ignore. Je l’apprends très vite, au poste-frontière hongrois d’Udvar. La barrière devant laquelle je me présente est abaissée. Au bout d’une dizaine de secondes, un soldat armé vient la lever et je passe devant une dizaine de ses collègues. Ils semblent plutôt étonnés, voire ironiques, de me voir débarquer ainsi.

 

Un officier me demande alors si je parle anglais. J’acquiesce. Il me déconseille fortement de poursuivre ma route dans cette direction, à cause de la guerre qui continue toujours: « No good, because of the Serbians ». Il me faut donc passer la frontière 50 km plus à l’ouest. Je me dirige donc vers Donji Miholjac, en passant par Siklós et Harkány. Sur une petite route de cette région du sud de la Hongrie, un petit manège m’intrigue. Des hommes vont et viennent d’une voiture à l’autre, postées l’une en face de l’autre par rapport à la route. L’un d’eux est vêtu en kaki, comme un militaire.

 

Ces hommes chargent des couvertures. La Croatie en guerre n’est pas loin, à travers champs. Je le comprends en apercevant une crosse de mitraillette qui dépasse. Je roule lentement au beau milieu de ce monde, l’air de rien, en espérant qu’on me laisse tranquille. Je ne suis qu’un inoffensif voyageur, il n’y a donc aucun problème.

 

LA CROATIE.

 

Dans la soirée, j’entre en Croatie, dans une région épargnée par la guerre. Au poste-frontière, on me demande où je vais ainsi. Comme je réponds que je me dirige vers Zagreb, on me laisse passer sans difficulté. Je vois tout de suite de nombreux signes de la récente indépendance croate, proclamée le 25 juin 1991. Beaucoup de voitures portent l’autocollant HR de leur nouveau pays. Dans chaque village apparaissent aux fenêtres une multitude de drapeaux croates. Les bars ont tous pour clients des miliciens désœuvrés, mitraillette à la main. Je vois quelques maisons brûlées, d’autres éventrées. Probablement des civils serbes pris à partie par la population croate… Je n’ose prendre de photos, de peur des représailles.

 

L’indépendance de la Croatie s’est faite rapidement. L’ancienne monnaie, le dinar yougoslave, vient d’être remplacée par le dinar croate (Hrvatski Dinar). Les billets sont tous à l’effigie d’un certain Ruder Boškovič (1711-1787). Ce mathématicien, né à Dubrovnik, également connu sous le nom italien de Ruggiero Boscovich, était aussi physicien et astronome. Un cratère lunaire porte son nom, il est situé près de la Mer de la Tranquillité.

 

Aucune pièce ne circule encore. Je me retrouve par conséquent très vite avec une montagne de billets dont je ne sais que faire. J’en envoie une soixantaine par la poste à mon frère François, n’imaginant pas encore la rareté qu’auraient ces billets provisoires ultérieurement. Personnellement, je me mets de côté sept billets de 1, 5, 10, 25, 100, 500 et 1000 dinars. Le plus petit vaut 2 centimes, ce qui est dérisoire, et le plus grand 20 francs.

 

Podravska Slatina et Virovitica ont été relativement épargnés. Par contre, Grubišno Polje et ses environs ont été bombardés. Les villages sont déserts, les maisons plus ou moins abîmées.

 

Cette zone est contrôlée à présent par les forces de l’ONU. Pour y pénétrer, je dois montrer patte blanche à trois Casques Bleus, dont un argentin et un italien. Dans Bjelovar, je remarque peu de dégâts: seulement une alignée parfaite de maisons bombardées le long de la route de Zagreb. La capitale croate, que les Allemands nomment Agram, m’impressionne agréablement. Le centre-ville est très pittoresque, je roule sur des pavés, rencontre parfois des rails de tramway comme dans l’est de l’Allemagne, mais en bon état ici. Le passé et le présent sont harmonieusement mariés, offrant un somptueux cadre de vie.

 

LA SLOVÉNIE.

 

J’entre le lendemain en Slovénie. Je remonte la Save jusqu’à sa source: Brežice, Radeče, Zagorje, Ljubljana, Kranj, Jesenice et Kranjska Gora. Dans cette petite ville, j’achète quelques timbres, me débarrassant ainsi de la plupart des billets slovènes que je traîne. Ceux-ci sont encore plus pitoyables que les billets croates. Sur chacun d’eux, on peut lire sa valeur et l’inscription Republika Slovenija. En arrière-plan, on distingue une montagne. Et c’est tout! Il me faudra attendre une année pour savoir que la monnaie slovène porte le nom de Tolar, cousin du dollar et descendant du thaler…

 

Dans ce pays, je ne vois quasiment aucun autre signe de la récente indépendance, proclamée le même jour que celle de la Croatie, le 25 juin 1991. Ceci probablement parce qu’elle s’est effectuée sans trop de heurts.

 

L’ITALIE.

 

J’entre à présent en Italie, dans la région montagneuse des Dolomites. Le réseau routier, très moderne, traverse ces montagnes tel un bulldozer dans la forêt amazonienne. La vue de nombreuses tombes en bordure de la route me rappelle le danger que peut représenter un fou au volant. La réputation des Italiens n’est pas entièrement usurpée: plusieurs d’entre eux me causeront de réelles frayeurs à cause de leur conduite dangereuse.

Je traverse Tarvisio, Tolmezzo, Ampezzo, Forni di Sopra, Lorenzago di Cadore, Dobbiaco Toblach, Vipiteno Sterzing, et passe la frontière autrichienne au Brennerpaβ, ou Passo del Brennero.

 

L’AUTRICHE, LE LIECHTENSTEIN, LA SUISSE ET LA FRANCE.

 

Je reviens rapidement par Innsbruck, Vaduz, Basel, Troyes et Viry-Châtillon. Je reste une semaine en banlieue parisienne, chez mon cousin Thierry Deroubaix. Je ne mets ensuite qu’une journée pour revenir à Noron, parcourant 272 km depuis l’aube jusqu’au soir.

 

Emmanuel Hamel

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