VOYAGE A VÉLO EN 1991 Autour de la France Ma petite expédition de l’année précédente m’ayant
finalement beaucoup plu, je décide de tenter l’expérience de nouveau. Cette
année 1991, ce sera un symbolique tour de France, par les pays limitrophes. Le samedi 29 juin, je pars de Noron, commune de
Bernières-le-Patry, rejoindre ma chambre d’étudiant à Caen. Je viens
d’obtenir mon Deug de Sciences et Structure de la Matière (ou quelque chose
comme ça), et il est grand temps pour moi de changer d’atmosphère. Le
lendemain matin, je quitte cette ville tant aimée. Ce jour-là, je fais 217 km
et dépasse Troarn, Dozulé, Pont-l’Evêque, Pont-Audemer, Rouen,
Forges-les-Eaux et Poix-de-Picardie. A la sortie de Quevauvillers, j’emprunte un chemin
de terre. Je m’installe alors pour la nuit près d’un cerisier. Cependant,
avant de dormir, je décide d’effectuer une petite reconnaissance des
environs, une reconnaissance qui va m’être fort utile sous peu. A quelques
300 ou 400 mètres de là, un bâtiment agricole isolé se cache sous les vertes
frondaisons d’un petit bois. Alentour, ce ne sont que champs en labour. Cette
promenade effectuée, je n’ai plus qu’à consulter mes cartes routières en
prévision de l’étape du lendemain et me coucher. Malheur! Au beau milieu de la nuit, un orage d’une
violence phénoménale éclate. Réveillé en sursaut par l’averse, je m’extirpe
de mon sac de couchage en l’espace d’un éclair et enfile non moins rapidement
mes chaussures de sport. Saisissant ce que je peux de mes affaires, je me
mets à courir héroïquement en direction du bâtiment entre-aperçu lors de ma
ronde précédente. Le tableau est surréaliste. En slip sous la pluie battante,
je cours vers l’abri providentiel, bondissant de motte en motte à travers les
labours. Un lit de paille fait mon bonheur cette nuit-là. En effet, il n’est
de plus douce sensation que de s’endormir dans un lit douillet tandis qu’au
dehors se déchaînent les éléments naturels. Au petit matin, la pluie ayant cessé, je peux de
nouveau sillonner en toute quiétude les routes de France. Entre Amiens et
Saint-Quentin, sur une voie quasi-rectiligne d’une rare monotonie, je
m’arrête à la sortie d’un village pour me réapprovisionner en eau. Je frappe
donc à la porte d’une maison isolée, laissant vélo et bagages appuyés contre
un poteau téléphonique. N’obtenant pas de réponse malgré la musique qui s’en
dégage, j’ouvre la porte. Mes narines sont alors assaillies par une odeur
nauséabonde. Je pénètre dans cet antre obscur et fétide, tel Thésée dans le
Labyrinthe du Minotaure, où la lumière du jour parvient avec peine à chasser
les dernières nocturnes ténèbres. Me guidant au son de cette musique étrange,
je longe un couloir aux mille carrefours, m’attendant à chaque instant à
subir les assauts des pires inhumanités. Le danger me guette, mais finalement je parviens
sans encombre dans la cuisine. La vue d’un étrange quidam me laisse perplexe
l’espace d’une seconde. Un homme est là, seul, en train de manger. La télé
est presque à son plus haut volume sonore. Je me rends compte que cet homme
est presque sourd. Il m’offre
généreusement l’hospitalité. Je m’abreuve donc de vin, mais sans le quitter
du coin de l’œil. En effet, son comportement n’est pas des plus rassurants:
plus ou moins saoul, il semble manier avec délectation son énorme couteau de
cuisine. Voudrait-il m’étriper, m’assassiner, m’égorger? En aurait-il après
mon humble bourse? De plus, le fait de me déclarer, avec un large sourire
découvrant des dents d’un aspect plus que suspect: « T’inquiètes pas,
j’vais pas m’en servir sur toi… » ne fait que renforcer ma suspicion à
son égard. Ayant terminé nos agapes, il vient m’accompagner sur
le chemin du départ. Finalement, je me rends compte que c’est un brave homme.
Il m’encourage dans mon périple et me lance en guise d’adieu cette phrase que
jamais je n’oublierai: « Allez, ramène nous une Autrichienne! ». Il se met alors à pleuvoir. Jusqu’à la tombée de la
nuit, je dois affronter un insidieux crachin qui, pour n’être pas exécrable,
n’en est pas moins détestable. Je passe ensuite une nuit médiocre sous un
hangar, entre Guise et Buironfosse, au milieu d’engins agricoles: au froid
certes, mais à l’abri tout de même. Fort intelligemment, je mets à sécher mes affaires
trempées sur des barres métalliques. Au petit matin – ô joie ô nirvana – mes
vêtements sont non seulement toujours trempés, mais de plus présentent tous
de jolis traits rectilignes dus à la rouille… L’une de mes chambres à air semble peu gonflée. Ne m’étant
pas préparé avec suffisamment de rigueur pour ce voyage, j’ai tout simplement
oublié d’emporter une pompe! J’en achète donc une à la Capelle, puis me
dirige vers Hirson. Dans l’après-midi, je longe la Meuse, de
Charleville-Mézières à Sedan. C’est pour moi l’occasion de découvrir le
théâtre de la Guerre de 1870. J’ai encore en mémoire les noms des villages
martyrs alentours, depuis que j’ai lu la Débâcle, d’Emile Zola: Wadelincourt,
Balan, Bazeilles et Remilly-Aillicourt, entre autres. C’est avec un sentiment de recueillement que je
traverse ces bourgades si durement touchées par le passé. Un peu plus loin,
je demande à boire à une vieille dame, dont la maison se trouve près de la
route. Qu’elle n’est pas sa stupéfaction quand je lui annonce que je viens de
parcourir près de 500 km en 3 jours! Et pourtant, il m’en reste encore plus
de 3000… LA BELGIQUE. Je passe la nuit dans un champ, à la sortie de
Carignan, et pénètre le lendemain matin, ni vu ni connu, en territoire belge.
De Florenville à Arlon, ma route est paisible, et la verdure environnante me
rappelle avec nostalgie Vire et son Bocage. LE LUXEMBOURG. Ma présence au grand-duché de Luxembourg est des
plus brèves. Je traverse la capitale, Luxembourg, et me perds dans sa
banlieue. Je me retrouve alors à Mondorf-les-Bains, tout près de la France.
De là, je me dirige vers Schengen, jolie petite bourgade située au fond d’une
verte vallée, celle de la Moselle. Schengen a cette particularité d’être,
tout en étant au Luxembourg, à moins d’un kilomètre de la France et de
l’Allemagne. L’ALLEMAGNE. Après 3 km en Allemagne et 16 en France, je retrouve
de nouveau l’Allemagne et traverse en début de soirée Saarlouis et
Völklingen. Perdu dans la mégalopole tentaculaire, je tente désespérément de
trouver un endroit pour dormir. L’angoisse s’empare de moi. Je prends des
routes au hasard, sans savoir jusqu’où elles peuvent me mener. L’espace d’un
instant, l’idée de dormir dans un cimetière m’effleure l’esprit, mais la
présence inopportune de veuves éplorées m’en dissuade. Il fait de plus en
plus sombre. Tout d’un coup, je ressens un profond sentiment de soulagement. Je viens en effet d’apercevoir un sentier serpentant
dans un petit bois. Je peux enfin m’installer pour la nuit, sans crainte
d’être vu par des yeux indiscrets. Malheureusement, la présence de moustiques
voraces fera de cette courte nuit de sommeil un véritable calvaire. A l’aube, je m’empresse de quitter cet endroit
inhospitalier. Je longe alors la Sarre – die Saar – jusqu’à
Saarbrücken. De là, je prends la route de Kaiserslautern. Dans une petite
ville, la route est bloquée. Un panneau indique la direction de Umleitung,
village que je cherche en vain sur ma carte routière pourtant très précise. Un jeune homme m’accoste alors et me demande si j’ai
besoin d’aide. Lui exprimant mon profond désarroi, il me donne la traduction
française du mot Umleitung: déviation… Au cœur de Kaiserslautern, un monument aux morts
attire mon attention. Dédié aux victimes des guerres, il porte gravé les noms
de bien des batailles sanglantes, notamment le Chemin des Dames. Au sortir de
cette ville, je roule dans un décor quelque peu sauvage, au milieu d’une
forêt. Sur ma gauche, un long grillage interdit l’accès au bois, et pour
cause: cette propriété est celle de l’US ARMY! Je continue ma route, traversant de pittoresques
villages. A Frankenstein, au nom ô combien symbolique, je m’arrête l’espace
d’un instant près d’une fontaine, située sur la place du village. Je ne fais
que m’y laver les mains, l’eau étant non potable. En repartant, je m’aperçois
que cette place porte le nom de Goebbels Platz. A mon retour, j’ai
vérifié si un philosophe, artiste ou écrivain de ce nom avait existé. Il
semble que non. Cette place était donc bien dédiée au ministre de la
Propagande du IIIème Reich… Je roule en pleine Forêt Noire, au cœur d’une région
authentique, sauvage et somptueuse, au milieu de laquelle je ressens une
profonde impression d’écrasement. Cette impression cesse au-delà de Neustadt,
car je retrouve un paysage fait de terres cultivées et de plaine. Je m’endors
cette nuit-là entre Speyer et le Rhin, que je ne vais franchir que le lendemain. Les jours suivants, je m’enfonce plus avant dans le
land de Baden-Wurtemberg: Bruchsal, Bretten, Pforzheim, Calw. Peu après
Wildberg, j’emprunte une piste cyclable et m’arrête alors pour la nuit sur
une petite hauteur, dissimulée par quelques buissons. Une rivière, la Nagold,
serpente le long de la piste. Je m’y baigne et regagne mon campement illico
presto. Juste après, trois cyclistes passent tranquillement sur la piste,
profitant de la douceur nocturne qui s’annonce. Je me demande quelle eût été
leur réaction s’ils m’avaient vu nu dans la rivière… Le terrain est très pentu, et je suis à la lisière
d’une forêt de conifères. Un sentier part du monticule de terre où je me suis
établi. Je le vois se perdre là-haut dans la forêt qui m’observe d’un œil
noir. Afin d’exorciser les insidieux démons qui m’angoissent, je décide
d’aller explorer cet endroit de la forêt. Je gravis donc cette pente, jusqu’à
ce que la densité des conifères m’arrête. J’observe, fasciné, l’endroit d’où je suis parti,
qui me semble devenu minuscule. La nuit tombe. Je redescends rapidement et me
couche, l’esprit quelque peu libéré. Le lendemain, je passe par Nagold, Horb,
Villingendorf et Rottweil. Entre ces deux villages, je gravis une côte de
plusieurs kilomètres digne d’un décor de montagne. Je traverse ensuite
Tuttlingen, sur le Danube, lequel prend sa source non loin de là, et
Stockach. Je me perds ensuite une fois de plus. Je me retrouve
en altitude, profitant pleinement d’une vue très étendue, notamment sur le
lac de Constance – Bodensee en allemand – que je vais longer par la
suite, à partir de Ludwigshafen. Cette région si belle est envahie par les
touristes, et je dois me frayer un chemin à travers eux pour dépasser Überlingen,
Friedrichshafen et Lindau. L’AUTRICHE. Impossible en ce dimanche 7 juillet d’acheter du
pain! Comme je n’ai que de la charcuterie allemande, je dois la manger
nature, malgré la forte répugnance que cela m’inspire. Plus tard, je me
procure de l’eau, et même du pain, auprès d’une femme avec laquelle je
converse au sujet de son pays. Elle m’apprend ainsi que je peux y utiliser
mes Deutsche Mark, souvenir peut-être de l’Anschluβ de 1938… Mon séjour en Autriche est très bref. Je n’y fais
qu’une quarantaine de kilomètres, découvrant Bregenz, Dornbirn, Hohenems,
Feldkirch et la beauté du Vorarlberg. LE LIECHTENSTEIN. J’entre ensuite au Liechtenstein, minuscule
principauté perdue au cœur de l’Europe. Je commence alors à me sentir mal à
l’aise. Dans Vaduz, la « capitale », je prends la route de la
piscine, cherchant un endroit tranquille pour me reposer. Je m’installe sous
un pont, à l’abri des regards indiscrets. M’allongeant sur mon sac de couchage,
je reste couché plusieurs heures, vomissant à l’occasion une infâme mixture
nauséabonde, dont la couleur prend tous les tons d’un sombre arc-en-ciel
dénaturé. Je me sens alors beaucoup mieux, quoique très
faible. Je veux encore faire 10 ou 20 km ce soir-là. Sur ma route, j’achète
une boîte de comprimés de vitamine C que j’ingurgite péniblement. J’emprunte
alors la piste cyclable longeant le Rhin et roule jusqu’à la nuit. Je dors
près du fleuve en furie, contemplant avant de m’endormir les lumières de la
Suisse brillant sur la rive opposée. LA SUISSE. Les deux jours suivants, je traverse la Suisse d’est
en ouest: Sargans, Walenstadt, Glarus, Rapperswil, Baar, Cham, Luzern, Bern,
Fribourg, Lausanne, Genève. J’y admire ses montagnes et ses lacs à l’eau si
fraîche, si pure. Une inscription me frappe. Dans une petite ville, un
commerçant a apposé, bien en évidence sur la devanture de sa boutique: Ich glaube, daβ Jesus-Christ Gott Sohn ist (Je crois que Jésus-Christ est le fils de Dieu). Dans Lausanne, je descends un impressionnant
dénivelé de plusieurs centaines de mètres, avant d’atteindre le lac Léman que
je longe jusqu’à Genève. LA FRANCE. Rentré en France, je dépasse sous un soleil de plomb
Nantua, Vienne, Tournon-sur-Rhône, Pont-Saint-Esprit et Remoulins, ville près
de laquelle j’admire l’antique Pont du Gard. Je dépasse ensuite Nîmes,
Montpellier, Béziers, Narbonne et Salses-le-Château. Après avoir maigri d’une
bonne dizaine de kilos, j’arrive à Torreilles au bout de ces deux semaines de
route, chez ma tante Gisèle Menasseri. J’y retrouve avec émotion Hocine, Karim, Jalila et
Lamia, que je n’ai pas revu pour la plupart depuis bien des années. Je
demeure chez eux une semaine, le temps pour moi de me reposer et de me
baigner dans la Méditerranée. Je reprends ma route le matin du 22 juillet.
Cette journée s’annonce très difficile, car je dois affronter un terrible
dénivelé de 2400 mètres! Vaincre les Pyrénées n’est pas une tâche aisée. De
Perpignan à Bourg-Madame, l’ascension est lente mais régulière. Seulement, je
commence à fatiguer et la pente devient plus accentuée. Je me repose donc une
petite heure le long de la rivière Carol, me baignant et m’assoupissant même
quelques instants. Au moment de repartir, catastrophe! La chambre à air
de ma roue arrière explose avec un bruit assourdissant. Eberlué, je reprends
rapidement mes esprits et en entreprends la réparation. Celle-ci achevée,
derechef ma chambre à air explose! Saisi d’une fureur démente, d’un mouvement
brusque j’arrache celle-ci de son emplacement. Malédiction! Le petit
mécanisme d’entrée de l’air se trouve arraché! Redevenu soudain très calme,
entièrement maître de mes esprits, je réalise froidement la situation. Il me
faut une nouvelle chambre à air. Je dissimule alors mes affaires sous un épais
feuillage et pars à la recherche d’une ville. C’est en vain que je fais de
l’auto-stop, les automobilistes pressés, égoïstes et méfiants ne m’accordant
aucune attention. Après un bon kilomètre de marche, j’arrive en vue d’une
ferme. J’explique mon cas à un paysan, qui fort obligeamment me conduit de
l’autre côté de la frontière, à Puigcerda. Sa connaissance du catalan m’est
précieuse, car elle me permet de dénicher une chambre à air correspondant aux
normes souhaitées. Pour cela, il aura en effet fallu faire le tour de pas
moins de cinq magasins! Je peux alors reprendre ma route. Il commence déjà à
se faire tard. Par un suprême effort de volonté, j’arrive en haut du col de
Puymorens, à 1915 mètres d’altitude, dans un décor d’une rare beauté. Hélas!
Le plus dur m’attend. L’ANDORRE. Pour pénétrer en Andorre, je dois passer par le Pas
de la Casa, haut de 2091 mètres, avant d’arriver en haut du Puerto de
Envalira, haut de 2407 mètres. J’y arrive je ne sais comment. Je suis alors
dans un état second, ma souffrance vient d’atteindre un degré jusque-là
inexploré. Mon vélo semble ivre et titube tel un alcoolique. Avec le soir s’annonce de surcroît un ennemi
redoutable: le froid. Je me dois donc de continuer au moins jusqu’à la nuit
ma terrible route, afin de redescendre plus bas. Prenant tous les risques, je
roule jusqu’aux abords d’Encamp et me couche alors près de la route, sur
l’herbe d’un chemin. Le lendemain, je paie les efforts de la veille. Je
traverse la capitale de l’Andorre, Andorra-la-Vella, et pénètre en Espagne. L’ESPAGNE. A Seo de Urgel, je suis redescendu à 700 mètres
d’altitude. Je sais qu’hélas je dois encore franchir deux cols. J’entre alors
dans une région quasi-désertique, aux minuscules villages posés ça et là on
ne sait trop comment. Jamais je n’ai vu de village comme Perllosols. C’est en
vain que je frappe aux portes des maisons pour demander de l’eau: toutes sont
désertes. Prêt à repartir, je lève soudain la tête. J’aperçois alors un couple de vieillards qui
m’observent de leur maison, la plus haute du village. Je vais à leur
rencontre et obtiens une eau fraîche et revigorante. La barrière de la langue
n’est pas trop problématique, car à défaut de parler l’espagnol, je peux
m’exprimer par gestes. J’ai maintenant devant moi un col haut d’environ
1700 mètres. L’ascension en est longue et difficile. A un moment donné, un
automobiliste me propose – en français – de m’emmener jusqu’au sommet.
Courageux, je refuse cette généreuse proposition, malgré ma fatigue, malgré
la pluie qui tombe depuis quelques minutes. En effet, je veux absolument
franchir cet obstacle seul et sans aide. Le contraire serait à mes yeux une
trahison! Parvenu avec peine en haut de ce col, je contemple
la petite ville de Sort dormant paisiblement au fond de la vallée que je
domine. La descente n’est pas sans danger, car l’un de mes freins est cassé.
Toujours est-il que j’arrive sans encombre à Sort. De là, il me faut gravir
un dernier col avant de rentrer en France. En attendant, la nuit s’annonce et je m’arrête donc
dans un petit champ près d’un bois. Mon campement est établi. J’entends alors
des aboiements lointains, accompagnés par le son d’une voix humaine. Je les
entends de plus en plus distinctement, quand soudain déboulent du bois trois chiens
et un berger. Ces animaux sont tout de suite intéressés par ma modeste
personne. Ils s’en viennent dans ma direction, animés semble-t-il de
mauvaises intentions. Fort heureusement, le berger les calme. Il me rassure
d’un mot – amigo – qu’il prononce plusieurs fois avec délectation,
puis poursuit son bonhomme de chemin. Je peux enfin m’endormir, me préparant à ma lourde
tâche du lendemain. A mon réveil, je constate qu’il ne me reste quasiment
plus rien à manger. J’achève donc mes ultimes provisions et me mets en route.
Il me faudra deux heures de réguliers et mesurés efforts pour franchir, au
beau milieu d’une nature superbe, les 20 km qui me séparent du sommet. Les routes sont on ne peut plus tortueuses. A un
endroit donné, des travaux ont lieu sur la route et la circulation est
alternée. Je patiente donc derrière quelques voitures, observant du coin de
l’œil l’homme chargé de réglementer la circulation à ce niveau. Emmitouflé,
celui-ci a visiblement l’intention de me parler, ce qu’il fait du reste,
après moult hésitations. Je ne peux que lui répondre « no comprendo
español », ou une quelconque stupidité de ce genre. Manifestement, ma
réponse a l’air de le décevoir. Par gestes, et en utilisant les rares mots
d’espagnol que je connais, je lui demande le nombre de kilomètres qui me
séparent du sommet. Quand il me montre deux doigts, je n’en crois pas mes
yeux. Quoi! Je suis déjà si près du sommet! Peu après, j’arrive tout
tranquillement au Puerto de la Bonaigua, haut de 2072 mètres. Je passe sans
m’arrêter, bien décidé à redescendre au plus vite dans la vallée. Je découvre un phénomène curieux: alors qu’un
superbe soleil m’a accompagné pendant toute l’ascension du versant est,
j’entre à présent au milieu d’une purée de pois nuageuse dans ma descente du
versant ouest. J’arrive cependant rapidement au poste-frontière, où je dois
patienter un bon quart d’heure, le temps pour un douanier de vérifier si je
ne suis pas fiché au grand banditisme international. LA FRANCE. Mon trajet en France est le suivant ce jour-là: Fos,
Montréjeau, Lannemezan, Tarbes, Pau. Je ne sors de l’agglomération paloise
qu’aux environs de 22 heures. Où dormir? J’avise une petite route menant à un
bois. Enfin tranquille, me dis-je. Au premier carrefour, je vais tourner à droite
quand je vois une voiture arrêtée, avec deux individus à son bord. Demi-tour!
Un peu plus loin, je pénètre dans le bois et m’installe pour une courte nuit. Je me lève en effet fort tôt le lendemain matin,
bien décidé à quitter au plus vite cet endroit où vagabondent de nombreux
sangliers. En en sortant, je croise une patrouille équestre d’une dizaine de
personnes. Toutes doivent me prendre pour un clochard, car j’ai l’air peu
soigné et assez fatigué. Ce jour-là, je me rends chez mon oncle et ma tante,
Georges et Mathé Deroubaix, à Cestas, dans la banlieue bordelaise. Je
passe par Mont-de-Marsan, Sabres, au cœur de la forêt landaise, Pissos et
Belin-Béliet. Après quelques jours de repos, je reviens par la Savinière, où
je ne séjourne qu’une seule journée chez Marc et Gisèle Giraud. Mes deux
dernières étapes sont longues de 243 et 124 km. Je rentre à Noron en début
d’après-midi, tout heureux que ce Tour de France s’achève sous un superbe
soleil, et pensant déjà au périple de l’année prochaine… Emmanuel Hamel |