En 1888, un enfant de Bernières-le-Patry

parcourait le Sahara à dos de chameau

 

En 2007-2008, Jean-Claude Véron, originaire de Bernières-le-Patry, découvre dans ses archives familiales 3 lettres envoyées en 1906-1907 à la famille Delalande.

Elles ont été écrites par un certain Victor Lechapelin, moine retiré en Italie. L’auteur relate des faits de sa jeunesse, où la petite histoire rejoint la grande, depuis les coutumes du Bocage Virois en 1856 jusqu’à sa vie en Algérie puis en Italie.

Charles Victor Lechapelin, de son prénom usuel Victor, est né le 14 mai 1845 à Bernières-le-Patry, de feu Charles Auguste Lechapelin, charpentier au lieudit la Houellerie, décédé le mois précédent, et de Françoise Julienne Hardy, fileuse. Enfant unique, il a été élevé par sa mère, qu’il perd à l’âge de 15 ans, le 27 novembre 1860. Il a alors été très probablement recueilli par des membres de sa famille maternelle (Hardy, Grippon, Delalande), son père étant originaire de la lointaine commune de Marcilly, dans le sud Manche. Il poursuit ses études à Tinchebray chez les prêtres, puis choisira l’Algérie comme terre de mission.

Les Pères Blancs

Les Pères Blancs, qui existent toujours à l’heure actuelle, sont des missionnaires dont l’ordre a été créé en 1868 par le cardinal Charles Lavigerie, archevêque d’Alger. Ils se sont distingués par leurs travaux en ethnographie et en géographie, dans l'intérieur du continent africain qui était alors presque inconnu des occidentaux. Ainsi, en 1896, la mission Hourst a étudié l’hydrographie du fleuve Niger dans l’actuel Mali.

Victor Lechapelin mentionne qu’en 1888, à l’âge de 43 ans, il commandait la petite armée du Cardinal Lavigerie au Sahara. Il faisait alors des courses à dos de chameau de 100 et 120 kilomètres par jour !

Staouëli

En 1902, après une vie que l’on imagine mouvementée, au contact des populations africaines, le Père Blanc, devenu en religion le père ou frère Marie Victor, était retiré comme moine trappiste au monastère de Staouëli.

Staouëli est située au bord de la mer, à 25 km à l’ouest du centre d’Alger. Située sur une presqu’île, c’est aujourd’hui une commune à vocation principalement touristique. En 1830, la bataille de Staouëli avait vu s’opposer pour la première fois les forces colonisatrices françaises aux forces algéroises. La Trappe de Staouëli a été fondée en 1843, sur une proposition du député de l’Orne, M. de Corcelle. L’idée était de créer une exploitation agricole importante qui pourrait jouer le double rôle de ferme pilote et de modèle au plan de la morale et de la charité chrétienne.

La Trappe de Staouëli a d’abord connu des années prospères. Cependant, une crise agricole et une gestion rendue difficile dans un contexte qui allait amener la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, ont contraint les moines trappistes à quitter définitivement le monastère de Staouëli en 1904.

Quand il a été photographié en 1902 chez M. Leroux, photographe du 26, rue Bab Azoun à Alger, le père Lechapelin n’imaginait peut-être pas qu’il allait bientôt devoir quitter pour toujours cette terre d’Algérie, où il avait vécu de nombreuses années de sa vie.


L’Italie

En 1906-1907, Victor Lechapelin réside au monastère de Maguzzano en Italie, dans la région de Lombardie, mais n’oublie pas qu’il est un enfant de Bernières, comme il se qualifie lui-même. Il correspond toujours avec ses proches, et s’informe de ses connaissances d’antan.


L’abbaye de Maguzzano

      

Les habitants de Bernières en 1906-1907

L’état-civil de la commune de Bernières permet d’identifier les personnes qu’il mentionne (arbre généalogique) :

Dans sa première lettre :

  • Tout d’abord le destinataire, cet Alcide qui a 43 ans en 1906. Il est donc né vers 1863. Il s'agit probablement d'Alcide Delalande, né en 1861, fils de François Delalande et Marie Jeanne.

  • "Les artistes étaient Madelon, la sœur Letirand, le custod" : le custos était l’équivalent du sacristain moderne, et semble être le père Bastot mentionné par ailleurs. Bastot n’est sans doute qu’un surnom, car nulle part l’on trouve un tel patronyme sur Bernières et sa région. Ces gens ont vécu probablement dans les années 1860, et ne sont pas aisément identifiables. Cependant, on sait que le custos de Bernières était Jean Delalande (1823-1894), oncle d'Alcide.

  • "Ton oncle Louis, marié en 1856" : c’est Louis Delalande (1825-1893), marié le 17 juin 1856 à Aimée Bazin. Victor Lechapelin avait bonne mémoire, 50 ans plus tard.

  • "Mr le Curé" : c’est Ferdinand Larcheray, curé depuis le décès de l’abbé Leconte survenu le 1er janvier 1906.

  • "L’instituteur" : c’est M. Barassin, en poste à Bernières depuis 1903.

  • "Mosieu le Maire" : il s’agit de Guy Lethessier (1851-1919).

  • "Ta tante Henriette" : Henriette Delalande (1831-1907), veuve de François Julienne.

  • "Martial et Eugénie" : ce sont les deux enfants de la tante Henriette.

  • "Les bonnes vieilles, Victorine Grippon, Julie Heude. La veuve Blais est une petite Madame de Sévigné. Elle tourne une lettre admirablement" : Victorine Grippon (1831-1909) et la veuve Blais sont une seule et même personne. Victorine Grippon, cousine du père Lechapelin, était en effet veuve depuis 1889 de Louis Blais. Elle était tisserande, et son défunt mari couvreur, au lieudit la Houellerie à Bernières. Julie Heude n’est quant à elle pas identifiée.

  • "Charles Desmares pour lequel j'ai une sympathie toute particulière" : né en 1845 et conscrit du père Lechapelin, cultivateur à Bernières, c’est l’arrière-grand-père des familles Maupas et Lefranc-Lebaudy.

  • "Et puis tes cousins. Les fils du Père Jean. Il y avait là Léon, Victor, Eugène, Auguste et Eugénie, où tout ce monde est-il passé? Léon et Victor doivent être morts je crois. Et le fils de l'oncle François" :

Jean Delalande (1823-1894) a eu pour enfants Léon (1848), Victor (1850-1880), Eugène (1853), Eugénie (1856-1908), partie vivre au Havre, et Auguste (1859-1910). François Delalande (1822-1896), frère de Jean, avait pour fils Alcide, né en 1861 et aussi installé au Havre.

  • "Si tu as l'occasion de voir Mr Gaultier, présente lui bien mes respects" : l’orthographe Gaultier semble erronée, car cette variante n’apparaît pas sur la commune. Il pourrait s’agir de Théodore Gautier, ancien maire de Bernières, mais il est mort en mai 1906, ou de son frère François Gautier (1833-1915), religieux à Vire.

Le Père Lechapelin ne manque pas d’humour. Il utilise dans sa première lettre l’expression "A la grâce de Dieu". Ce n’est autre que le nom du restaurant de Bernières, situé tout contre l’épicerie Delalande, et appartenant aux Hervieux, oncle et tante d’Aristide, l’épicier…

Dans la lettre du 22 décembre 1907 :

  • "Chère Henriette" : il s’agit d’Henriette Delalande (1831/23-12-1907), veuve de François Julienne. Elle meurt avant de recevoir la lettre qui lui était destinée.

  • "Aristide, mon cher correspondant" : Aristide Delalande (1863-1927).

  • "ma bonne mère, mon père" : Françoise Hardy (1817-1860) et Charles Lechapelin (mort en avril 1845 à 31 ans).

  • "grand-père, grand-mère" : probablement Michel Hardy (mort avant 1852) et Françoise Maloisel (+ 1852), grands-parents maternels du père Lechapelin, demeurant en leur vivant au village de la Pilière.

  • "tante Agathe" : Agathe Hardy, morte célibataire à 34 ans en 1853, dans sa maison à la Pilière.

  • "ton cher François" : François Julienne, l’époux d’Henriette Delalande, mort en 1893.

  • "ton père, ta mère, la bonne mère Sophie" : Louis Delalande (1786-1835) et sa femme Sophie Renault (1791-1859), parents d’Henriette.

  • Eugénie, Martial et Julie : Eugénie et Martial sont les enfants d’Henriette, et Julie est la femme de Martial.

  • "ton frère Victor, Eugénie, Aristide" : Victor Delalande (1833-1913), son épouse Eugénie (1843-1914) et leur fils Aristide Delalande (1863-1927).

  • "Lucile, de Condé" n’est pas identifiée.

Dans sa dernière lettre :

  • Eugénie, Martial et Julie : Eugénie et Martial sont les enfants d’Henriette, et Julie est la femme de Martial. On apprend qu’Eugénie, célibataire, vivait avec sa mère, qu’elle vient de perdre.


Lettre de Victor Lechapelin, 1906 ou 1907

Cher Alcide, ma lettre n'est composée que de hachures. C’est une vraie salade russe. Tu sais pour une vraie salade, il faut des herbes de toutes sortes: laitues, pissenlit, cresson, céleri, betteraves avec force oignons et ail. Et, comme tu le vois, ma causerie avec toi n'est composée que de choses disparates (il n'y a qu'avec ses amis qu'on se permet un pareil sans-gêne)...

Aujourd'hui mauvaise journée pour nous tous. La nuit dernière vers onze heures du soir, nous avons été réveillés en sursaut par nos ouvriers. Un incendie venait de se déclarer dans une grosse pile de fagots placée à 10 m du monastère. Comme c'était du bois sec, en un clin d'oeil il y a eu embrasement général, rien à sauver, et de plus un de nos gros chariots à 4 roues qui était près du tas avec un chargement complet a été à moitié carbonisé... Ce n'est pas une grosse perte, mais le danger que le monastère a couru a été bien grand. Si le vent eut soufflé fort, tout était grillé! C'est le 2ème incendie chez nous depuis peu. Le 1er a été plus sérieux, car tous les bâtiments de notre unique ferme ont été détruits. Le feu a pris en plein jour dans une réserve de paille... nous sommes bien inquiets, car certainement la malveillance est cause de tout... J'avoue franchement que je ne serais pas surpris de voir le feu mis au monastère... Nous ne sommes pas aimés dans ce pays admirateur de Garibaldi, et notre installation n'a plu à personne. Il y avait avant nous des Contadini ou fermiers, qui étaient là depuis plus de 30 ans. Ne pouvant les garder, nous les avons renvoyés, ce qui les a mis en colère. Par suite, menaces et le reste... A la grâce de Dieu !!!

En ce moment, il se passe un fait étrange. Au commencement de ce mois, nous étions en plein hiver sous la neige, et maintenant nous avons jusqu'à 20° de chaleur. Je ne m'en plains pas, c'est la température qui me va... En revanche, pas d'eau. C'est une sécheresse peu favorable aux semis, blé, maïs, etc... Le maïs ou blé de Turquie, s'il n'y en avait pas! Que ferait le peuple ici? Il ne mange que cela sous forme de polenta, affreuse soupe que je n'ai jamais pu avaler. Nos jardins se ressentent aussi de cette sécheresse. Pas de légumes, et rien ne lève... On taille la vigne en ce moment. Espérons qu'elle nous donnera du vin pour vendre, car c'est là notre unique ressource. Avec le blé pour faire notre pain, c'est tout ce que nous avons. A Staouëli, nous étions relativement riches, mais ici!! Ce n'est plus cela! Et je ne sais vraiment pas comment le tout s'est fondu...

Lundi de la grande semaine. Aujourd'hui, c'est fête de précepte pour tout le monde. Comme le dimanche. En France, il n'y en a que quatre par an, mais en Italie, à chaque instant on est en fête, et personne ne se plaint. Les paysans viennent à la messe à vêpres, et passent le reste de la journée chez eu. Ici le café, le cabaret, les auberges sont inconnus. Il n'y a à Maguzzano qu'une maison où on pourrait boire un verre de vin, sur le comptoir. Le propriétaire est en même temps épicier, drapier, et cultive un petit lopin de terre pour faire vivre sa famille. C'est que l'ouvrier ne roule pas sur l'or. Les journées de travail de 12h se paient ...50 et deux francs les mieux rétribuées... avec 40 ou 50 < par mois quand on a femme et enfants, il n'y a pas lieu d'aller prendre l'apéritif avant chaque repas... De ces salaires minimes vient sans doute cette émigration qui s'accentue de plus en plus...

Il y a quinze jours, par ordre de l'archevêque de Véronne, on a fait une quête dans toutes les églises pour les prêtres de France persécutés. Malgré la pénurie de fond, on a encore trouvé huit mille francs dans le diocèse. A Brescia la même chose... C'est bien et nous leur devons un chaleureux remerciement...

Je m'arrête pour aller chanter Vêpres. La cloche sonne le 2e coup. A demain...

Mardi 26... Ce matin, j'ai fait des hosties grandes et petites. C'est dans une de mes attributions, et dans la soirée, je me suis occupé de préparer les matériaux pour le reposoir du jeudi saint. Ce reposoir me rappelle celui que l'on faisait à Bernières dans la chapelle de St Gerbold. Les artistes étaient Madelon, la soeur Letirand, le custod. Fallait voir combien de rubans on déployait. Tous les rubans pendus à la lampe depuis 20 ans pour les mariages. Je ne sais si cela se fait encore, mais cela avait son charme, comme la serviette qui se tiraillait sur la tête des nouveaux mariés afin de savoir quel serait celui des deux qui porterait la culotte... Le progrès a dû faire disparaître toutes ces naïves habitudes, et je gage même que les nouvelles mariées de maintenant ne portent plus pendus aux épaules toutes les châles et mouchoirs dont on leur avait fait cadeau. Pauvres mariées, elles ressemblaient aux magots que l'on voit dans les villes aux portes des magasins de nouveautés... On a dû aussi perdre l'habitude d'arrêter la noce pour faire boire les invités au retour de l'église. Que de stations! Et toujours un ruban attaché à l'anse du pot. C'était la couturière qui était chargée de cette besogne.

Tu n'as pas vu cela toi Alcide, mais demande à ton père et à ta mère combien une noce à cheval était belle: l'homme et la femme en groupe sur la même monture. Et tout le beau sexe coiffé des toques du temps jadis, des couvre-chef d'un mètre de haut... C'était le bon temps !! Je me souviens de la 1ère noce à laquelle j'ai été invité. C'était à celle de ton oncle Louis, l'année de ma 1ère communion. Ils ont dû se marier au mois de juin, car je sais combien j'étais fier d'avoir endossé l'habit à queue de maire (?) et le chapeau de soie réglementaire à cette époque, qui avaient été préparés pour la 1ère Communion. On m'attacha sur l'épaule un noeud de ruban blanc, s'il-vous-plaît, le roi n'était pas mon cousin ce jour là ! ... C'était en 1856. Il y a plus de 50 ans. Que de choses se sont passées depuis ce jour. A quand les noces d'or de ton père et de ta mère. C'est pour le coup que je danserais si j'étais à Bernières ce jour-là.

Mercredi. Dernier jour de correspondance, car jeudi, vendredi et samedi tout commerce humain est banni. Nous serons tout entier aux grands mystères de ces 3 jours saints. Ensuite le beau jour de Pâques. Pâques, c'était l'époque où le père Bastot comme custos ramassait des œufs. C'était une redevance comme les gerbes de blé, souvenir de la dîme du temps passé...

Et à Bernières, où en sont les évènements religieux. Mr le Curé est-il toujours dans le Presbytère. Et l'église? A l'école, que fait l'instituteur? Le Christ est-il toujours là. Voilà une occasion pour Mosieu le Maire de faire acte de Catholique, en aura-t-il le courage... J'en doute. Il a accepté d'être délégué cantonal. Ce n'est pas brillant, cette fonction est si méprisée. Tu me diras tout cela plus tard lorsque tu me feras le plaisir de m'écrire...

Que de choses, je suis encore là au bout de ma plume, à te dire: ce sera pour une autre fois. J'en suis resté à mon départ de Condé. Je reprendrai le récit de ma vie, pour te faire le tableau de mes débuts dans l'enseignement, avec une classe de 35 Chinois, et par suite comment j'ai été forcé d'apprendre leur langue... Je te dirai tout cela en détails. Il y a de quoi rire...

Mes recommandations pour Bernières! Seulement qu'il soit bien entendu que je ne te dérangerai en aucune façon. Rien ne presse dans les amitiés que tu feras de ma part aux amis et connaissances... Avant tout, tu donneras de ma part à ton père et à ta mère toutes mes amitiés les plus affectueuses... de même à ta tante Henriette, à qui je me propose d'écrire prochainement, à Martial et à Eugénie... Amitiés aussi et bon souvenir aux bonnes vieilles, Victorine Grippon, Julie Heude. La veuve Blais est une petite Madame de Sévigné. Elle tourne une lettre admirablement. Et pourquoi ne m'enverrait-elle pas un mot dans une de tes lettres. C'est vrai, je suis le jeune, c'est à moi de commencer.

Amitiés aussi à Charles Desmares pour lequel j'ai une sympathie toute particulière... A Champion, le camarade de Tinchebray. Pauvre Tinchebray. Dans quel état il est. Le Supérieur était le C. Legemble. Mon ancien de chez le frère Emmanuel, nous nous disputions les prix tous les deux. Et puis tes cousins. Les fils du Père Jean. Il y avait là Léon, Victor, Eugène, Auguste et Eugénie, où tout ce monde est-il passé? Léon et Victor doivent être morts je crois. Et le fils de l'oncle François. Merci... ?

Si tu as l'occasion de voir Mr Gaultier, présente lui bien mes respects. Si je peux, je lui écrirai. Et naturellement comme enfant de Bernières, je dois tous mes respects au vénérable curé, le représentant du bon Dieu qui vous dirige tous vers le vrai bonheur. Tu me feras plaisir en les lui offrant pour moi... quand tu le rencontreras...

Je n'ai pas trop à me plaindre de ma santé en ce moment. J'ai mieux passé ce dernier hiver que le précédent, et je compte un peu sur les belles journées du printemps et de l'été pour me remettre un peu des froidures de l'hiver. Faites comme moi, vous tous mes anciens, raccrochez-vous aux branches. Pour toi Alcide, tu n'as que 43 ans, ce n'est pas le moment d'être malade. A cet âge-là, je commandais la petite armée du Cardinal Lavigerie au Sahara... et je faisais des courses à dos de chameau de 100 et 120 kilomètres par jour.

Quel bavard je fais, pour un homme voué au silence à perpétuelle, ne t'en scandalise pas au moins.

J'embrasse tout le monde et bien fort. Trois fois comme c'est la règle.

Tout à tous de coeur,
F. (?) M. Victor Lechapelin

Lettre de Victor Lechapelin, 22 décembre 1907

Maguzzano le 22 Xbre 1907

Chère Henriette,

J'ai reçu ces jours derniers une lettre d'Aristide. Si j'en juge par son début, elle devait être aussi longue qu'intéressante: après les 2 1ères pages il s'interrompt pour me donner une mauvaise nouvelle, pour m'annoncer que tu es tombée subitement malade. J'en ai éprouvé une grande peine, car tu sais quelle affection j'ai pour toi. J'espère que ce mal si subit ne sera rien, rien qu'une sérieuse inquiétude pour ceux qui t'aiment et qu'avant peu ta bonne santé passée reprendra son cours pour se prolonger encore de longues années...

Néanmoins à notre âge, à tes 76 ans surtout, une maladie tant soit peu sérieuse est toujours un avertissement du bon Dieu pour nous dire de nous tenir prêts à lui rendre nos comptes lorsqu'il le jugera à propos. Rendre compte au souverain maître de toute notre vie, de nos bonnes comme de nos mauvaises actions, comme cette pensée doit fixer notre attention, car tout est . Tout s'efface devant cet acte d'où dépend notre bonheur ou notre malheur éternel. Et on ne pense pas à cet instant solennel! et on vit comme s'il ne devait jamais arriver! Surtout à notre époque où les foules sont emportées par le tourbillon des plaisirs... Mourir! qui y pense? peu de personnes. Et pourtant, c'est une sainte et salutaire pensée qui ne peut effrayer ceux qui ont rempli leur devoir de chrétien et mené une vie calme et tranquille, loin des folies du monde.

Je ne vois pas ce qu'il y a de triste en pensant à la mort. Pour mon compte personnel, je me délecte dans la pensée d'aller bientôt voir réellement le bon Dieu et rejoindre ceux que l'on a tant aimés ici bas. Je me vois déjà dans les bras de ma bonne mère. Je fais connaissance avec mon père que je n'ai pas eu le bonheur de voir en ce monde, et je retrouverai gd-père, gd-mère, tante Agathe et tous ceux de la Pillière. Quelle joie, quels embrassements, surtout à la pensée d'être réunis pour toujours au sein d'un bonheur sans mélange.

Et toi, chère Henriette, n'es-tu pas de mon avis? Là-bas t'attendent ton cher François, ton père, ta mère, la bonne mère Sophie, tes frères, tes sœurs, et tous nos amis communs. Et nous aurions peur d'aller les rejoindre! Et nous envisagerions le moment du départ comme un passage terrible !? Allons donc! Pour mon compte s'il m'arrive une peine, un chagrin, vite je pense à la mort pour me consoler. En pensant souvent à notre entrée dans l'Eternité, on finit par s'y habituer et lorsqu'il faut en franchir le seuil on le fait sans crainte et sans peur. Seulement, il faut être prêt! Il faut que nos comptes soient en règle. Sans quoi, au lieu de trouver le bonheur dont notre pauvre cœur a tant besoin, ce serait le plus terrible des malheurs qui nous attendrait. Et pour être prêt, que demande donc le bon Dieu de nous? Qu'on l'aime! Rien de si facile! Qu'on regrette sérieusement les offenses qu'on a commises envers lui et tous les accrocs faits à ses lois et aux lois de son église! Une bonne confession arrange tout cela. Car, toi comme moi, nous avons offensé le bon Dieu, mais jamais nous ne l'avons fait en haine de lui. Seule la faiblesse humaine nous a guidé. Donc, hors de nos pensées, la crainte! Mais jetons nous à corps perdu dans l'espérance.

Comme ce n'est pas au dernier moment, à l'instant où les suprêmes battements de notre cœur pressent notre âme de partir qu'il faut songer à préparer notre première entrevue avec le bon Dieu, oh non! C'est maintenant qu'il faut faire le bilan de sa vie, et voir où l'on en est. Aussi chère Henriette, je te conseille fort de faire une revue du passé et de faire ensuite une bonne confession des fautes qui ont échappé à ta fragilité. Si tu savais combien cet aveu donne de joie! de soulagement! et d'espérance! Pouvoir se dire: me voilà prête, plus rien ne m'inquiète, le Bon Dieu peut m'appeler quand il le voudra: quelle consolation! et comme cette assurance d'être l'amie du bon Dieu aide à franchir le seuil de l'Eternité...

Peut-être autour de toi va-t-on trouver mon langage, mes conseils, bien imprudents. Parler de la mort, de l'Eternité à un malade, quelle audace! Et pourtant, c'est l'amitié la plus sincère qui me guide, c'est le grand désir que j'ai de te voir enfin heureuse, et heureuse pour toujours! Oh! Mes conseils n'avanceront pas d'une minute ton heure dernière, qui je le désire et l'espère, est fort éloignée. On ne meurt pas pour être bien malade...

Moi aussi je décline. Depuis quelque temps, mes forces diminuent, et mes malaises augmentent, oh l'hiver, l'Hiver. Quel triste bonhomme avec ses pluies, ses brouillards, ses gels et tout son cortège. Vrai, nous ne sommes pas amis et je me dispenserais volontiers de la visite qu'il nous fait chaque année. Ces jours derniers, j'étais inquiet, je croyais toucher la fin tant je souffrais. Je vais un peu mieux aujourd'hui, grâce à la chaleur du poêle que je ne quitte pas de loin. C'est bien maintenant que je regrette Staouëli avec son beau soleil et son climat chaud. Là bas, du moins je me portais bien et je n'étais pas toute la journée à cracher (?) sur les tisons comme je le fais ici. Le Bon Dieu veut qu'il en soit ainsi. Fiat ...

Il a commencé à geler cette semaine. Aujourd'hui le thermomètre marque 5° de chaleur... mais il y a chaque jour des brouillards qui entretiennent une humidité qui pénètre partout. Notre voisin le lac en est la cause.

Dans trois jours, Noël, la fête du Divin enfant, quelle joie pour ceux qui ont la foi... De nos jours, cette fête ne consiste plus qu'en des réveillons et des fêtes mondaines. La messe de minuit si touchante dans sa grande majesté ne voit plus guère d'assistants, lorsqu'elle n'est pas supprimée dans la crainte de troubles. Nous vivons dans une époque bien triste. En Italie, la révolution gagne tous les jours, et le mot République est dans toutes les bouches. A Rome, le conseil municipal est rouge foncé. Ils ont nommé pour Maire un Juif, l'un des plus puissant chef de la franc-maçonnerie, ce qui n'est pas encourageant pour le Saint Père. L'avenir est bien sombre...

Comme nous sommes à la veille du jour de l'An, je vais en profiter pour te souhaiter une bonne et sainte année. Que le bon Dieu te redonne cette bonne santé du temps passé pour la joie et la consolation de toute la famille et de ceux qui t'aiment. Je la souhaite aussi cette bonne année à Eugénie, à Martial, à Julie, et qu'ils aient la joie de revoir leur mère debout et mieux portante. De même à ton frère Victor, à Eugénie, à Aristide, mon cher correspondant, je leur souhaite tout le bonheur possible. Tu le leur diras lorsqu'ils viendront te voir.

Donc, chère Henriette, bon courage et meilleure santé.

Je t'embrasse de tout mon cœur,

Ton ami dévoué en ans (?)

F ( ?) Marie Victor Lechapelin

Il y a longtemps que je suis privé des nouvelles de Condé. Ce silence de Lucile me dit bien des choses, et particulièrement qu'elle n'est pas heureuse. Et de fait elle a un mari ivrogne de 1ère catégorie, et impie au 1er degré. Ce triste sire élève son fils, son unique enfant, dans les idées révolutionnaires du jour, et la mère n'y peut rien. C'est triste, bien triste. De temps en temps, elle m'envoyait le journal de Condé. Je n'en vois plus...

Lettre de Victor Lechapelin, 28 décembre 1907

Maguzzano le 28 Xbre 1907

Mes chers amis
Eugénie, Martial, Julie,

Une lettre d'Aristide que j'ai reçue ce matin m'annonce la grande perte que vous venez de faire, le malheur qui vient de vous frapper. Votre bonne mère vous a quittés pour aller habiter un monde meilleur, et recevoir la récompense due à ses mérites, à ses vertus. Une mère qui disparaît est toujours une grande affliction pour ses enfants, car une mère ne se remplace pas, aussi vous pouvez la pleurer et gémir sur son départ pour la vraie patrie. Je plains surtout Eugénie qui a perdu sa compagne, la moitié de sa vie. Quel vide pour elle! Toi Martial, tu t'en apercevras un peu moins, ayant depuis longtemps un chez-toi, mais Eugénie! Que va-t-elle devenir? Pauvre Eugénie! Comme la maladie a marché vite. Il y a peine huit jours qu'une lettre d'Aristide me disait que votre mère était tombée subitement malade, et que le docteur en inaugurait mal. Mais je ne croyais pas à un dénouement si prompt, et je ne pensais pas que ma lettre de bonne année ne trouverait plus qu'un corps, que l'enveloppe de son âme...

Elle s'est éteinte, me dit Aristide, sans aucune souffrance, sans agonie. Je le comprends, c'était une si belle âme, qui n'avait rien à se reprocher, ayant toute sa vie fait le bien, ne cherchant qu'à être agréable aux siens et à ses amis. Mais surtout ce qui fait son principal mérite c'est d'avoir été une chrétienne de foi, de conviction, pratiquant la religion sans ostentation, tout simplement, comme le font les grandes âmes qui aiment avant tout le bon Dieu. Et Aristide ajoute: morte, elle n'a aucunement la figure contractée, on dirait une vraie sainte. Je n'en suis pas surpris: ayant une conscience pure, tranquille, elle s'est endormie dans les bras du bon Dieu qui l'aura placée, je n'en doute pas, au séjour du bonheur, là où ni les chagrins, ni les inquiétudes, ni la maladie ne pénètrent. Néanmoins, il faut prier pour elle, et faire prier afin que le Divin maître la retire du Purgatoire si elle y a passé pour expier de légères fautes inhérentes à notre pauvre nature...

Oh oui! Si vous avez fait une perte bien douloureuse, de mon côté je puis aussi verser des larmes sur la disparition de votre bonne mère, qui était pour moi une véritable amie et qui a toujours cherché à m'être agréable, pendant le long cours de notre existence. Je prierai pour elle. C'est la seule marque de reconnaissance que je puisse lui donner.

Allons, chers amis! Du courage, haut les cœurs! Et que la pensée de revoir votre chère défunte avec tous les vôtres qui l'ont précédée là haut vous soutienne dans cette grande épreuve.

Je prie le bon Dieu de vous bénir et je vous embrasse tous les trois et de tout cœur.

F (?) M Victor Lechapelin

Martial, remercie pour moi ton cousin Aristide et lui souhaite ainsi qu'à ton oncle et à ta tante, tous mes vœux les plus sincères de bonheur.

 

Retour